12 novembre 2015

Un bémol à la néo-Trudeaumanie

Je suis d'accord qu'il faut donner la chance au coureur et que l'arrivée au pouvoir à Ottawa de Justin Trudeau fait souffler sur la politique fédérale canadienne un vent bienvenu de fraîcheur et de décontraction. C'est pourquoi j'ai attendu quelques semaines avant de publier une réflexion post-électorale critique. Mais il y a des limites à l'euphorie qui semble gagner le pays. Il ne faut tout de même pas nous aveugler sur certains reculs évidents que ce résultat comporte pour l'ensemble du Canada et pour le Québec en particulier. J'en citerai deux dans chaque cas.
Pour le Québec:
1. Imaginer que les positions et les droits du Québec seront bien défendus parce que nous avons sept ministres au Cabinet et une cinquantaine de députés libéraux est d'une extrême naïveté. Comment le fédéraliste acharné Stéphane Dion, la carriériste Mélanie Joly, la députée d'un comté fortement bilingue Marie-Claude Bibeau (ministre de la Francophonie!) et la figure de proue westmontaise Marc Garneau peuvent-ils être vus comme des défenseurs du Québec francophone? Aucun, de surcroît, n'est à la tête d'un ministère économique majeur ou d'un secteur crucial pour nos aspirations. Quant au premier ministre et ministre des Affaires intergouvernementales, le seul fait d'être québécois lui interdit de se montrer partial en notre faveur, sans compter que sa priorité sera sans doute de favoriser Philippe Couillard et les libéraux locaux, ce que je trouve très difficile de voir comme un avantage pour le Québec.
2. De même, le retour en force du parti de PET, responsable de la Constitution de 1982, du scandale des commandites et de la «Loi sur la clarté» référendaire est un évident recul pour le mouvement nationaliste, non seulement souverainiste mais même autonomiste. Mes amis du Bloc ont eu beau critiquer violemment Mulcair sur ce plan, il reste qu'objectivement les libéraux sont bien plus férocement opposés à l'affirmation nationale québécoise que ne peut l'être le NPD — d'autant plus que la totalité de leurs députés québécois sont solidement fédéralistes, alors que la majorité des néo-démocrates qu'ils ont remplacés étaient au pire neutres ou ambivalents à cet égard. Ce n'est pas le retour par la porte d'en arrière d'une dizaine de bloquistes sans pouvoir ni budget qui va compenser pour ce qui ne peut être considéré que comme un revers majeur pour l'idée même de Nation.
Pour le Canada:
1. Paradoxalement, la position multiculturaliste et rigidement droits-de-l'hommiste de Justin Trudeau a été beaucoup plus catégorique et sans la moindre réticence dans l'affaire du niqab que celle de Thomas Mulcair... et alors que ce dernier a dû faire face à une grogne manifeste de ses députés sur la question, on n'a pas entendu même un soupir de protestation chez les libéraux. Pas un mot sur l'accroc à la laïcité de l'État, aux droits des femmes et à l'égalité de tous les citoyens devant la loi. L'espoir que des correctifs soient apportés à une situation prometteuse de conflits et de discrimination, particulièrement dans un pays d'immigration cosmopolite comme le nôtre, est désormais bien mince pour ne pas dire inexistant.
2. Les belles déclarations sur l'environnement et le respect de la planète et le pélerinage médiatisé à Paris d'une ministre photogénique ne doivent pas faire oublier que Justin Trudeau s'est prononcé en faveur de la poursuite des politiques pétrolières et des oléoducs, avec quelques réserves mineures. L'épisode de la démission forcée de son coprésident de campagne et proche conseiller Daniel Gagnier pour accointances trop étroites avec cette industrie ne peut pas être balayé comme un incident isolé, face à une longue histoire de copinage entre le parti et les pétrolières depuis la proclamation par Trudeau père de la politique d'autonomie énergétique il y a bientôt 40 ans. On peut aussi douter que le fils va sacrifier pour les beaux yeux de la planète la possibilité de faire des gains électoraux importants dans les provinces de l'Ouest en flattant leurs ambitions pétrolifères et de consolider son hégémonie sur les Maritimes en y renvoyant à travers la moitié du pays des flots  de pétrole «sale» à raffiner.
En conclusion, je rappelle que les prédictions pessimistes sur l'évolution de l'économie et du budget fédéral risquent de mettre à mal la promesse phare d'une relance de l'économie grâce à des déficits restreints et judicieux. Il est raisonnable de s'attendre dans les prochains mois à des coupures sévères dans les beaux projets annoncés.
Cela ne veut pas dire que l'élection de Trudeau est un mal en soi, au contraire: ne serait-ce que l'élimination de Stephen Harper et de sa bande de conservateurs néolibs et leur remplacement par des troupes et des idées fraîches ne peut être qu'un progrès notable. Mais cela veut dire que nous avons intérêt à modérer nos attentes... et à conserver un regard critique, surtout en l'absence du frein aux excès et aux instincts d'apprenti-sorcier du beau Justin qu'aurait constitué un régime minoritaire.

Aucun commentaire: