15 novembre 2015

Au surlendemain du Bataclan

Je reprends plus posément ma réflexion «à chaud» sur les attentats de Paris en la précisant et en l'enrichissant de quelques idées qui me sont suggérées par vos commentaires et par les débats entendus notamment à la télévision française et américaine.

Toutes les croyances sont égales, y compris l'incroyance 

Aucune doctrine qui persiste à faire une distinction qualitative entre «croyants» et «incroyants» ne devrait être tolérée, encore moins encouragée par les États: la proclamation solennelle par un clergé que toute autre foi — y compris le rejet de la foi — sera respectée par ses membres doit être un préalable au droit d'exercer dans un pays. 
Ce disant, je suis parfaitement conscient que cela pose une difficulté énorme aux Musulmans, à qui leur acte fondamental d’adhésioni impose d’affirmer que seul leur dieu est Dieu et que tous les autres sont à rejeter; mais je n’y peux rien, et je leur souligne que les courants majeurs des deux autres grandes religions monothéistes, christianisme et judaïsme, ont déjà franchi ce pas. 
Non seulement la critique et la remise en question des croyances quelles qu'elles soient doivent être admises par tous, elles doivent être activement soutenues par les autorités comme un élément essentiel du débat démocratique. Les accusations de blasphème ou de persécution contre une ou l'autre confession (je pense plus spécifiquement à l'islamophobie) ne sont plus recevables tant qu'on s'en tient à une discussion rationnelle, sans faire appel à la haine ou à l'action violente — les «risques de débordement», s'ils existent, peuvent très bien être gérés par l'action normale de l'État et les saines réactions de la société civile. 
«Les Identités meurtrières» d'Amin Maalouf ne vont pas assez loin à mon sens, mais la dénonciation qui s'y trouve du danger de discrimination inhérent aux religions monothéistes est un point de départ incontournable en ce sens. 

Dénoncer les terroristes ne suffit pas 

Ce ne sont pas les seuls terroristes que les évêques, rabbins, imams et autres lamas doivent dénoncer, c'est la mouvance entière des intolérances religieuses de tout poil, même pacifiques en apparence. C'est elle qui constitue le terreau qui donne naissance aux activistes de la mort, qui les nourrit et les protège. D'une part, j'ai une réserve sérieuse sur la réalité d'une «guerre de religion». Le caractère sectaire des islamistes radicaux est indéniable mais pas uniforme: Daech, Al Qaida, Taliban, Hezbollah, Hamas sont non seulement distincts mais souvent ennemis entre eux ou alliés purement conjoncturels. Mais de notre côté, il est essentiel de préciser que nous ne sommes pas en guerre contre une religion, mais contre des organismes terroristes spécifiques. 
En revanche, «ne pas faire d'amalgames» ne doit pas signifier s'aveugler à une caractéristique fondamentale des adversaires, leur croyance en un dieu bien précis, ni refuser de fouiller les liens qui peuvent les rattacher à des groupes de la même foi, non violents mais plus ou moins ouvertement opposés au laïcisme et à la dimension permissive et moralement tolérante des sociétés et des États occidentaux. Ces groupes peuvent à bon droit être soupçonnés de tolérer en secret les terroristes et de leur permettre de se noyer dans la masse de leurs adhérents, voire de contribuer indirectement à leurs efforts de recrutement. 
S'abstenir d'examiner et de tenter de comprendre cet aspect du conflit, c'est se handicaper sérieusement dans la lutte. Si on ne s'attaque pas de l'intérieur à ce qui est la racine profonde du mal, la «guerre au terrorisme» se poursuivra sans fin, car la cohorte des «guerriers de Dieu» ne cessera d'être renforcée par de nouveaux-venus radicalisés par les circonstances ou par des prosélytes dissimulés dans la masse des naïfs innocents. 
Il faut aussi mentionner que la foi aveugle, partagée par toutes les grandes religions, dans une vie après la mort et un Paradis promis aux croyants sacrifiés pour leur foi est l'ingrédient principal du cocktail mortifère permettant le recrutement et l'activation de terroristes kamikazes. Dire que «la religion n'a rien à voir avec cette horreur» est donc une contre-vérité manifeste ou une façon de jouer à l'autruche. 

Croire en Dieu ou croire en l'homme? 

Je pense que nous arrivons à un carrefour majeur dans l'histoire humaine, où il va falloir choisir entre croire en Dieu et croire en l'Homme. L'évolution du dernier tiers de siècle indique fortement qu'il y a incompatibilité entre les deux. En particulier depuis la montée des Taliban et d'Al Qaida en Orient, le lent génocide des Palestiniens par les Juifs d'Israël, le démembrement sur des lignes de fracture «confessionnelles» de l'ex-Yougoslavie. 
La liberté de conscience religieuse en tant que principe absolu a été un compromis inévitable pour accéder à la laïcité de l'État; il est temps de la remettre en cause, face à des doctrines qui s'érigent ouvertement comme autorités devant avoir préséance sur la souveraineté du peuple et comme seuls juges de ce que les autres ont le droit de penser et de faire. La laïcité passive et superficielle des États n'est plus un rempart suffisant contre l'intransigeance religieuse et l'obscurantisme. 
«La Peste» de Camus et «Le Rhinocéros» d'Ionesco sont à relire d'urgence. 

Une faute grave de logique 

Assis complaisamment sur des principes qu'il ne respecte même pas dans la pratique (liberté de l'individu, égalité des sexes, démocratie politique...), l'Occident est tombé dans le piège d'un capitalisme totalitaire dont le seul moteur efficace est la rapacité et l'enrichissement personnel à tout prix. Cette dynamique l'amène à pactiser avec (et donc à enrichir et renforcer) les puissances qui financent et encouragent ses ennemis les plus acharnés, ceux-là justement qu'il dépense des fortunes à combattre militairement. 
Le leitmotiv qu'on entend de plus en plus, du côté américain d'abord mais aussi en Europe, que le remède au terrorisme est d'aller le combattre encore plus fort «sur son territoire» ne résiste pas à l'analyse. En premier lieu, tant qu'on ne mettra pas fin à la pratique qui consiste à enrichir les riches pour qu'ils soutiennent les djihadistes de toutes obédiences et à appauvrir les pauvres pour que le désespoir les pousse au martyre, il n'y a pas de victoire possible. 
Deuxièmement, il me semble que les leçons de deux guerres en Afghanistan et de deux autres en Irak depuis 35 ans montrent assez clairement que cette recette ne fonctionne pas. Nous nous trouvons face à un ennemi qui n'a pas, sauf accessoirement, de territoire propre mais qui peut resurgir n'importe quand et n'importe où et qui recrute de plus en plus ses combattants dans nos propres populations, grâce au phénomène que je décris ci-dessous, dont notre capitalisme égoïste est directement responsable. Il est même tragiquement ironique de constater que le fait même de porter la guerre dans de soi-disant territoires ennemis a pour conséquence la création d’un flux gigantesque de réfugiés… parmi lesquels l’ennemi a tout loisir d’infiltrer des combattants aguerris vers nos propres pays! 

La mort des idéaux laïques 

À plus long terme, en diabolisant les diverses variantes du progressisme social et économique (notamment le marxisme qui en était la forme la plus structurée et la plus radicale), l'Occident capitaliste a concédé de facto aux superstitions religieuses le monopole crucial des idéaux inspirants. Or c'est là un élément clé dans la nécessaire formation d'une élite de jeunes curieux et altruistes, dévoués au bien commun et à l'amélioration du sort des peuples. 
Le peu d'impact concret des vagues récentes et prometteuses de contestation (Printemps arabe, Indignados, Occupy Wall Street) a démontré qu'il n'y a plus pour les jeunesses du monde, et par la faute surtout des conservateurs occidentaux, de cadre intellectuel positif laïque et donc d'exutoire pratique et pacifique à leur soif de «refaire le monde», un monde qui en a pourtant bien besoin. 
Au lieu d'être motivées par la joie de s'atteler à cette tâche, elles se trouvent face à l'alternative absurde de s'inscrire au MBA ou de se ceinturer de dynamite. Ce constat, que j'avais déjà fait au lendemain de l'écroulement du Wall Street Center, conserve toute sa désolante pertinence. 

Pas de solution simple 

Face à tout cela, on fait quoi? Tout d’abord, je n’ai pas de solution toute faite… et je me méfie de tous ceux qui préfacent leurs interventions par «La réponse, évidemment, c’est…». Le problème est complexe et multiple, nous l’avons laissé croître et foisonner pendant plus d’une génération; il est donc tout aussi simpliste de croire qu’on va le résoudre par des actions immédiates et directes que de s’imaginer qu’il va suffire de faire preuve de tolérance et de compréhension pour implanter des mesures à long terme. Je me contenterai d’indiquer un certain nombre de pistes qui ne sont pas exclusives les unes des autres, mais au contraire devraient obligatoirement être poursuivies simultanément et conjointement. 
Il est clair qu’il faut parer au plus pressé par de meilleures dispositions de sécurité interne non seulement là où des attentats ont déjà eu lieu mais partout où ils sont envisageables… et ces mesures auront forcément une dimension extra-territoriale, impliquant une collaboration parfois malaisée entre des États de tradition et de mentalité différente, et notamment ne partageant pas la même conception des libertés civiques qu’il demeure essentiel de préserver. Prenons garde de vouloir fabriquer des «forteresses» repliées sur elles-mêmes et fondées sur l'exclusion de l'autre (en Europe, aux USA, au Canada ou en Australie...); c'est peut-être un réflexe naturel face au danger perçu, mais c'est surtout faire le jeu de l'ennemi. Si on veut vraiment éliminer le terrorisme, il faut le voir aussi abject, aussi urgent à combattre quand il se produit à Beyrouth, Sousse, Mombasa ou Bombay qu'à New-York ou Londres ou Paris. Pas seulement parce qu'un être humain est un être humain, peu importe sa langue ou sa couleur. Mais aussi parce que rien n'aide plus les terroristes que de distinguer nous-mêmes deux classes de victimes, deux «solidarités sélectives» dont une seule serait importante... et dont l'autre se sentira forcément diminuée, laissée pour compte et donc nettement moins motivée pour prendre part à une lutte qui ne peut être que globale.
À moyen terme, il faut réexaminer la logique et les méthodes de «porter la guerre chez l’adversaire», notamment la possibilité de fermer le robinet du financement des extrémismes, sanguinaires ou non, et l’importance d’impliquer les voisins immédiats des territoires visés, dont les forces armées parlent la ou les langues, connaissent les coutumes et les spécificités du terrain… et ont la capacité de verrouiller les frontières contre l’entrée ou la sortie de combattants ennemis et d’équipements militaires. Il faut aussi réfléchir à l’après, à ce que deviendront ces pays et ces populations, non pas en fonction de nos seuls voeux pieux et de notre propre conception de ce qui est souhaitable, mais en tenant compte des réalités et des volontés locales. Les leçons de l’Afghanistan, de l’Irak, de la Lybie à cet égard sont à méditer très sérieusement. 
Parallèlement, il faut s’attaquer au problème du flux de réfugiés, non seulement pour le gérer et reloger les millions d’individus qu’il charrie, mais encore pour trouver des manières de le réduire et idéalement d’y mettre fin, par exemple en aménageant dans les régions belligérantes des zones de sécurité – ce qui sera loin d’être facile, puisque chacune des guerres dont je parle comporte non pas deux, mais plusieurs camps souvent mutuellement hostiles. 
Sur le plan économique, on devrait sans doute s’inspirer de la grande leçon de la Deuxième guerre mondiale, où pour faire face à une menace commune, des camps auparavant opposés ont trouvé des zones importantes, souvent imprévues de coopération, quitte à mettre de côté certains de leurs principes les plus chéris. Aussi bien les régimes communistes que les démocraties capitalistes ont adopté des «économies de guerre» où leurs méthodes habituelles de fonctionnement ont été transgressées, résultant d’un côté dans une production à la demande pratiquement sans intervention de Moscou, dans l’autre à des économies planifiées directement par Washington ou Londres. 
Je ne vois pas comment on peut faire efficacement «la guerre au terrorisme» si on tient mordicus à préserver tel quel le fonctionnement égoïste et contre-productif des institutions financières publiques et privées. 
Enfin, pour tarir le recrutement des jeunes idéalistes désabusés, il faut que les penseurs laïques non seulement de l’Occident mais de toute la planète se mettent à la tâche de concevoir une vision renouvelée, plus ouverte et plus solidaire du monde. Je précise que «laïque» ici est utilisé dans son sens purement politique: il ne veut pas dire non-croyant, mais capable de subordonner ses croyances au bien commun et à la souveraineté des peuples. Il est indispensable et urgent, mais pas suffisant, de mettre fin aux dérives ultra-matérialistes et égoïstes qui ont perverti le cadre intellectuel hérité du Siècle des Lumières. Aussi bien l’individualisme libéral que nos conceptions de la démocratie et de l’économie ont des vices intrinsèques qui sont apparus à la longue et qui nous obligent à repenser en profondeur certains des principes fondateurs de la civilisation moderne. 
L’émergence des technologies de l’information à l’échelle mondiale, combinée à la crise écologique qui bouleverse les règles du développement et les axiomes du progrès, impose une réflexion nouvelle dans laquelle l’individu cesse d’être la mesure unique de la société et la culture européenne le centre intellectuel de la planète. Il ne s’agit pas d’une «guerre des civilisations», mais au contraire de leur fusion, indispensable à la survie de notre monde. 

Salut, les copains!

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