26 janvier 2016

Changement d'océan

Il y a eu bon nombre de rêves inassouvis que j'entretenais depuis mon enfance «amoureuse de cartes et d'estampes». Plusieurs ont fini par se réaliser: Notre-Dame de Paris et le Pont-Neuf, la Tour de Pise et celle de Londres, la Place Saint-Marc et le Ponte Vecchio, le rocher du Parthénon et les lauriers d'Olympie, les Hiéronimos de Lisbonne, la mosquée-cathédrale de Cordoue, le Sahara et son Atlas, Cuzco et Macchu Picchu, Singapour, Gorée, le canal de Suez, les Pyramides de Gizeh, Tahiti et Bora Bora, le Fuji Yama...
D'autres s'estompent dans l'improbabilité de l'âge et des instabilités politiques: les temples de Louxor et ceux d'Angkor Wat, le Kilimanjaro, les chutes du Zambèze, Tombouctou, l'Himalaya et le Potala, Taj Mahal... Il reste la liste des possibles sinon probables, dont deux viennent miraculeusement de tomber dans mon escarcelle: Cartagena de las Indias et le Canal de Panama!
Nous avons levé l'ancre de Fort-de-France dimanche il y a huit jours pour une étape sans histoire jusqu'à St. George's, Grenada, capitale de l'«île aux épices» que nous connaissions bien de deux ou trois précédentes excursions dans les Grenadines. Petit détour jusqu'au marché pour me faire avoir par une trop souriante vendeuse de calebasses à touristes, dont les minces sachets de poudre de cannelle, muscade, gingembre, cari et autres flottaient sur un trompeur coussin de feuilles de bananes adroitement repliées comme des ressorts de vieille Ford.
Deux jours plus tard, Kralendijck, microsopique capitale de la crêpe coralienne et néerlandaise de Bonaire, nous offrait en compensation un savoureux dîner de barracuda sur le grill associé à une géométique et aromatique pyramide de riz brun caramélisé. Le tout servi au coude-à-coude dans un sympathique boui-boui aux couleurs vives, en face duquel une galériste rotterdamoise sexagénaire m'a équipé de tout l'attirail d'acrylique et d'aquarelle dont j'aurai besoin pour illustrer le reste de notre voyage.
Nous avons fait l'impasse jeudi sur la quasi-jumelle hollandaise Aruba, visiblement plus dynamique mais ceinturée au large de plates-formes pétrolières et au plus près d'un port crénelé d'un rempart de conteneurs criards, parfois écornés de rouille, à l'effet plutôt rébarbatif.
J'ai vainement tenté de nous organiser pour le lendemain une visite sur mesures (et en français!) de la mythique Carthagène colombienne, dont je rêvais depuis ma lecture enfantine des épopées andines de Gustave Aymard et des exploits pirates de Francis Drake. Les services d'excursion de Regent n'avaient clairement pas les ressources requises, et la seule agence de voyages locale offrant des services francophones n'avait rien de disponible à si court terme. Ce qui n'a pas empêché son responsable (fils d'une Guadeloupéenne) de se montrer très serviable, nous fournissant une foule de renseignements précieux et nous pointant vers le plus typique et le plus généreux des restos de cuisine locale.
La Mulata, étirée sur une demi-douzaine de petits salons flanquant une longue ruelle couverte aux murs blanchis à la chaux, proposait non seulement un plantureux menu de crevettes à l'ail, poissons divers et viandes mijotées en ragoûts pimentés (pour un prix tout-compris n'atteignant même pas le niveau d'une entrée chiche dans un bistrot parisien), mais encore une tranche de vie locale inénarrable.
D'un côté de l'allée s'exclamait un bruyant party de bureau bien arrosé, dont il était clair que les commis, secrétaires et autres acolytes ne risquaient pas de rentrer au travail avant la fermeture du vendredi soir; de l'autre côté, le long du mur de notre salle, une fête de famille ponctuée de pauses-photo groupait au moins quatre générations, depuis les deux mémés encore vigoureuses jusqu'à un rondelet nouveau-né, entre lesquels s'intercalaient notamment un motard sulfureux et une brune aux courbes dignes de figurer dans les pages centrales de Playboy!
Ressortant dans la petite rue tortueuse, toute de pavés inégaux bordés de murs ocre, turquoise, roses et blancs, nous hélons le premier taxi jaune moutarde qui passe. Sans regarder sa trogne, je lui propose dans mon castillan approximatif un forfait généreuxpour nous balader un bon moment à travers la vieille ville (patrimoine de l'Humanité selon l'UNESCO) puis nous ramener au port des croisières, assez éloigné.
Il hoche la tête sans rien dire et embraye. J'aurais dû me méfier. Non  seulement il ne connaît pas un mot de français ni d'anglais, mais son espagnol est pimenté d'un accent local presque incompréhensible et il est vite évident que sa connaissance de la ville est incertaine et qu'il n'a aucune idée de la direction à prendre pour nous ramener à bord!
Le reste de l'expédition est à pleurer... ou à mourir de rire, selon le point de vue. Je dois sortir mon iPad et lui pointer sur la carte de la version e-book du Petit Fûté, heureusement précise et interactive, les quelques lieux que nous tenons à voir: cathédrale, places, forteresse, palais coloniaux et sections remarquables des remparts.
Puis, presque intersection par intersection, c'est moi qui dois le guider pour sortir de la (fabuleuse) ville fortifiée vers la banlieue de Manga, tout au bout de laquelle se trouve le terminal de croisière  — auquel bien sûr il n'a pas accès, n'étant pas accrédité comme taxi touristique! Rouge de honte ou de colère, va savoir, il accepte un rabais sur le forfait promis et nous plante là avec un bon kilomètre à marcher dans une chaleur intense à travers ce qui aurait été, dans un autre contexte, un fascinant aviaire tropical. Malgré sa bêtise et une frustration assez légitime, je n'ai pas tout raté. Ma prochaine rencontre avec les rufians de Drake sera mieux illustrée. Re-bienvenue à bord!
Consolation certaine, la dernière image que nous offre Carthagène à la nuit tombée est d'une beauté imprévue. Traversant la baie qui abrite le port, notre paquebot laisse dans son sillage les hautes tours blanches asymétriques qui à l'arrivée encadraient de façon peu appétissante le quartier historique; les voici transformées par un tour de passe-passe du crépuscule en un rideau ondoyant, piqué de minuscules points de lumière, déployé sur le fond sombre du ciel au-dessus du parfait miroir d'une Mer caraïbe absolument étale où se reflète  une pleine lune qu'on dirait découpée à l'emporte-pièce dans un drap d'ancien or aztèque. Magique.
L'escale du lendemain à Colon, notre dernière du côté Atlantique, est sans intérêt autre qu'anecdotique. La ville, créée par les Américains au milieu du 19e siècle en prévision de la construction du canal et pour marquer leur hégémonie sur le pays, est clairement en voie de décrépitude. Le toit même de la gare maritime est déplumé de la plupart de ses tuiles, et le seul  quartier qui montre un signe de vie est la Zone franche, dont l'activité économique se déroule  strictement derrière ses portails clos, sans profiter en rien aux habitants des alentours.
Nous levons l'encre vers minuit pour entrer dans le Canal proprement dit et nous présenter à l'aube aux écluses «montantes» de Gatun, qui en trois paliers élèveront les près de 50 000 tonnes du Mariner à 26 mètres au-dessus du niveau de l'océan, où nous traverserons un superbe lac d'eau douce bordé d'une végétation luxuriante et parsemé de petites îles d'un vert vif entourées de l'étrange teinte vieil or du flot limoneux et opaque.
Partout autour de nous circulent lentement des ferries et des cargos, de moyens à gigantesques, dans une atmosphère de science-fiction. À la sortie du lac et du labyrinthe des îles, le canal de la Couleuvre, taillé dans un sol rocheux orange et saumon coupé de coulées d'un mauve presque blanc, ajoute encore au surréalisme des couleurs du paysage, aussi ponctué des taches vives de longs trains de conteneurs qui le longent pratiquement sans interruption.
Nous passons presque toute la journée sur notre balcon, ravis, à contempler cet étonnant ballet, saluant de la main les équipages des vaisseaux qui nous croisent et les grappes de badauds qui nous contemplent des bords de route et des quais des petits villages semés çà et là. Peu avant le coucher de soleil, des locomotives trappues de taule argentée s'attellent aux flancs de notre navire pour le tirer doucement d'un tronçon à l'autre des écluses «descendantes» de Miraflores, à la sortie desquelles une courte embouchure nous amène aux eaux quelque peu houleuses du Pacifique.
Comme la nuit tombe, nous traversons la foule stationnaire des cargos qui attendent leur tour pour parcourir le canal en sens inverse, tandis qu'en fond de scène s'allument peu à peu les milliers de lumière de la capitale, Panama City.

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