10 octobre 2016

Télé-réalité en mode majeur

Quand les Républicains américains ont eu ce printemps la drôle d'idée de tenter de refiler la Présidence du pays à une vedette de télé-réalité, ils ne s'attendaient sans doute pas que leur nouveau héros allait transformer l'arène politique en studio de showbiz. C'est pourtant ce dont le second débat «présidentiel» de dimanche soir a amplement complété la démonstration, pour l'évidente jouissance des téléspectateurs... et l'indignation hypocrite des politiciens et des commentateurs professionnels.
Tous les coups étaient désormais permis, tout particulièrement ceux portés en-dessous de la ceinture. Pour M. Trump la chose était naturelle. Quant à Mme Clinton, après avoir pieusement cité son amie Michelle Obama sur la nécessité d'élever le débat, elle s'est gaiement empressée d'ajuster sa mire pour viser quelque part entre les cuisses et le nombril de son rival. Avec un certain succès d'ailleurs.

À qui perd gagne

L'effet de ces échanges musclés (pour peu qu'on puisse appeler «muscles» les organes situés dans cette partie de notre anatomie) a été de faire la preuve que ni l'un ni l'autre des candidats ne méritait vraiment d'accéder au pouvoir suprême. Chaque estocade portée était un indice de plus que l'autre candidat était incapable de gagner et ne pouvait qu'espérer profiter d'une défaite adverse. L'un n'a pas la moindre idée de ce qu'est un gouvernement ni un principe moral, l'autre est d'une redoutable inefficacité en campagne et d'une inquiétante duplicité dans ses prises de position.
Face à ce désolant constat, on peut toujours plaider en faveur du moindre mal — on n'a probablement pas grand choix, vu l'enjeu et l'absence d'une alternative respectable —, mais il reste que le niveau moyen est assez déplorable pour qu'on s'interroge sur la validité de tout l'exercice que nos voisins du sud appellent «démocratie» et particulièrement sur l'étape des primaires.

Le piège des primaires

Les pays qui, comme la France, ont décidé d'emprunter aux Américains le mécanisme de ces pré-élections partisanes devraient y repenser à la lumière des résultats dans leur pays d'origine. Ceux de cette année sont plus désastreux que d'habitude et incitent à une méfiance encore plus justifiée, mais la moyenne générale est plutôt décevante — le duo Obama-McCain de 2008 faisant figure de seule exception vraiment méritoire en quatre décennies. Il en est bien sorti parfois d'autres candidats respectables... mais jamais dans les deux camps en même temps.
L'idée d'étendre le principe du choix populaire en amont des élections proprement dites est alléchante mais d'une efficacité douteuse: le filtre officieux mais utile qui permettait à une clique de professionnels de la politique de sélectionner parmi eux la tête de file la plus compétente est remplacé par un pur concours de popularité, encore biaisé par des rivalités et dissensions internes à chaque parti, par des combines et des alliances plus ou moins discrètes et par des considérations électoralistes locales. Gare à la casse.

Et les principes, alors?

Vers la fin de la saison des primaires, j'avais prédit pour l'automne une «campagne de casseroles» où les arguments politiques seraient enterrés sous les scandales et les farfouillages au fond des poubelles dans les deux camps. Je ne croyais pas si bien dire.
Du côté Démocrate, il s'agissait tout autant de protéger par tous les moyens Mme Clinton contre les conséquences de ses flagrantes erreurs de jugement en tant que Secrétaire d'État, de ses accointances avec les Goldman Sachs et autres requins de Wall Street et, accessoirement, des infidélités de son mari ex-Président, que de salir copieusement M. Trump pour ses comportement aussi bien financiers que sexuels. La promotion d'un programme bien marginalement «libéral» (dans le sens américain) et surtout des acquis modestes mais véritables des deux mandats de Barack Obama a vite pris le bord.
Du côté Républicain, le jeu était encore plus immoral. Acculé par les primaires dans l'obligation d'adopter un candidat non seulement scandaleux mais aux idées confuses et souvent éloignées de celles de son électorat, l'establishment du Grand Old Party a majoritairement fait le choix de marcher sur ses principes (tristement droitistes et d'une autre époque, mais réels) dans le seul espoir de jouer un «cheval gagnant» à tout prix. Il aura fallu le dernier épisode du «pussygate» de vendredi dernier pour dévoiler non seulement la profondeur de la faille que cette stratégie a ouverte entre la direction du parti et ses membres, mais surtout la décrépitude dans laquelle est plongé le jadis respectable conservatisme américain suite à la pénible présidence  de George W. Bush, à l'Influence indue de l'extrême-droite religieuse, à l'émergence nostalgique du Tea Party et enfin à la candidature à rebrousse-poil de Donald Trump.

Un échec «citoyen»

Sans faire appel à des amalgames douteux, on peut très bien voir les ressemblances paradoxales qui existent entre des portions importantes des électorats des deux grands partis, la présence très minoritaire mais bien affirmée de factions comme les Verts et les Libertariens et des mouvements populaires brouillons mais nombreux aux États-Unis mêmes (Occupy Wall Street) et ailleurs (Indignados et Podemos en Espagne, Cinque Stelle en Italie, Nuit Debout en France, Carrés Rouges au Québec, Printemps Arabe dans le monde musulman, etc.).
Aux antipodes quant aux solutions, les partisans de Bernie Sanders chez les Démocrates et ceux de Donald Trump chez les Républicains ont en commun un caractère affirmé d'opposition aux élites traditionnelles qui les rapproche des «petits partis», suffisamment pour proposer que leur total représente une quasi-majorité. Un bloc nouveau animé par une «pensée citoyenne» profondément critique du système politique élitiste et d'une classe dirigeante dont les intérêts et les objectifs sont bien éloignés des siens.
Or, ce mouvement affamé de réforme politique et sociale est privé d'exutoire électoral par le jeu combiné des primaires et des manoeuvres internes des exécutifs des grands partis. On peut alléguer qu'il s'agit d'un épiphénomène résultant du climat atypique de l'élection de 2016, mais j'en doute. D'une part, le lien entre les contestataires multicolores de cette année et les galvanisés du «Yes We Can» de Barack Obama il y a huit ans est assez mince mais certain. De l'autre, cela fait partie d'une tendance diffuse mais vaste et durable qui émerge périodiquement dans bon nombre de pays à travers le monde.
La seule issue qui reste à toute cette énergie, en grande majorité jeune, est d'oeuvrer au renouvellement du Congrès dans le sens non pas seulement d'un parti, les Démocrates, mais surtout d'une mentalité plus progressiste et plus «citoyenne» qui pourrait présager d'une transformation graduelle d'un système politique depuis longtemps fossilisé. L'obstacle formidable à surmonter: la méfiance congénitale de la droite populiste américaine (incluant les libertariens) à l'égard de l'État, face à l'inspiration socialiste, donc «étatiste», des fanatiques de Bernie et des Verts. Un dossier à suivre.

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