16 février 2017

Accomodements dangereux?

Beaucoup a été dit sur le sujet de la laïcité, mais peut-être aussi beaucoup de ce qui a été dit a-t-il été oublié... bien à tort. Le texte très pondéré du Devoir rrepris ce matin sur Facebook, auquel je souscrirais volontiers, a l'avantage de rappeler certaines évidences essentielles à la santé de notre vivre-ensemble. Je voudrais en souligner quelques autres.
a) La conception québécoise de la laïcité est née avec la Révolution tranquille non pas en réaction à des pratiques religieuses minoritaires, mais au contraire pour casser la chappe rigoriste et discriminatoire que faisaient peser sur notre société (et sur ses minorités) l'omniprésence et l'omnipotence du culte catholique très majoritaire et de son clergé. Elle avait en particulier pour effet de libérer les consciences et les pratiques des autres cultes — y compris des non-pratiquants et des non-croyants, de plus en plus nombreux. Ce facteur historique, bien distinct de ce qui s'est produit ailleurs au Canada, ne doit pas être négligé dans la compréhension de la question.
b) Il faut reconnaître à la hiérarchie religieuse de l'époque que malgré quelques combats d'arrière-garde, elle s'est graduellement adaptée de manière assez libérale (dans le bon sens du terme) à cette évolution: cession de la mainmise sur les institutions de santé et d'enseignement, abandon généralisé des costumes cléricaux et de bon nombre de signes ostentatoires catholiques. Une attitude dont certaines autres communautés à tendance intégriste — non seulement musulmanes mais juives — pourraient aujourd'hui prendre note.
c) En contre-partie, les citoyens et l'État n'ont eu aucun réflexe important d'anticléricalisme agressif contre les signes restants: calvaires et statues sur les chemins et les places publiques, croix sur les écoles, processions traditionnelles, etc. ont survécu, contrairement à ce qui s'était produit notamment en France un demi-siècle plus tôt. Cette mentalité n'a jamais eu besoin jusqu'à récemment de se cristalliser dans des règles formelles, se satisfaisant du flou d'un certain laisser-vivre mutuel pourvu qu'il soit partagé par les diverses collectivités religieuses.
d) C'est principalement l'émergence récente d'un militantisme exclusivement musulman dont les objectifs sont manifestement bien plus politiques que religieux, combinée à la thèse canadienne d'un «multiculturalisme» imposé de l'extérieur et mal vécu par le Québec (p.e. l'affaire du niqab), qui a suscité la relance d'un débat sur la laïcité et sur les «accomodements raisonnables» que l'on croyait résolu depuis longtemps. Que cela soit en bonne partie la faute d'une petite minorité de croyants intégristes dont se trouvent victimes la majorité de ceux qui s'accomodent fort bien de vivre parmi nous sans placarder aggressivement leur différence est regrettable, mais ne change rien à la réalité des choses.
e) Ce n'est pas à une majorité qui vivait depuis des décennies en relative bonne entente avec ses minorités religieuses mais qui a fini par répondre avec énervement à de fréquentes provocations qu'il faut imputer la totalité des tensions actuelles, au contraire. Ceux des musulmans qui sont à l'origine de ces provocations et qui tiennent en otages leurs coreligionnaires pacifiques sont encore plus à blâmer. Et il est essentiel que cela soit dénoncé au nom de la paix sociale et de la sécurité publique. Le blâme doit provenir non seulement de l'État, mais également et surtout des représentants de la majorité musulmane et des autres hiérarchies religieuses (catholique, protestante, juive), afin d'éviter tout amalgame dangereux.
f) La notion souvent évoquée de «respect» des confessions religieuses est elle-même suspecte, en ce sens qu'elle est forcément porteuse d'hypocrisie. Les religions en général, et les grandes confessions monothéistes en particulier, ont comme principe que leur version de la divinité est la seule bonne, et donc qu'aucune autre ne mérite vraiment d'être respectée. De même, il est inutile de demander aux athées et aux agnostiques de s'incliner devant ce qu'ils considèrent comme de pures fabulations. En revanche, une large tolérance pour les croyances (ou l'absence de croyance) des autres, même si on les voit comme des superstitions ou des lacunes blâmables, est indispensable au vivre-ensemble dans nos sociétés de plus en plus hétérogènes. La proclamation explicite d'une telle attitude devrait être exigée de toute personne vivant ici et prétendant parler au nom d'un groupe religieux... et devrait faire partie de l'engagement pris par tout nouvel aspirant à la résidence ou à la citoyenneté sur notre territoire, peu importe son origine. Elle est encore plus nécessaire de la part de fidèles ou de ministres d'un culte enclin à un prosélytisme actif.
g) La décision de légiférer directement sur le sujet doit être prise avec une grande circonspection et uniquement sur la base d'un assez large consensus dans l'ensemble de la population. Elle devrait probablement se limiter à un ensemble de principes clairs mais s'abstenant de spécifications trop précises sur ce qui est interdit ou pas, par exemple ce qui constitue un signe religieux trop ostensible, ou une «discrimination vestimentaire», ou un ornement affiché à tort par les représentants de l'autorité, ou une manifestation publique exagérée, etc. L'idée de base ne doit pas être de définir strictement ce qui est permis ou défendu à chacun individuellement, mais de décrire un «code de conduite» collectif favorisant la tolérance mutuelle et excluant les attitudes et apparences menant à des incidents fâcheux, voire à des tragédies comme celle de la mosquée de Québec. En particulier, il faut laisser une certaine latitude à l'application de la loi, par exemple en exigeant qu'il existe soit une provocation caractérisée ou une plainte provenant d'un groupe significatif de citoyens pour justifier une intervention de l'autorité publique, perpétuant ainsi la tradition québécoise du laisser-vivre qui nous a plutôt bien servis jusqu'à récemment.

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