05 février 2017

Le «constitutionnalisme» subversif de M. Trump

Une des grandes ironies de l'élection de Donald Trump est que, hissé au pouvoir grâce à l'appui du parti qui se prétend le défendeur par excellence de la tradition et de la Constitution américaine, le nouveau Président s'est immédiatement mis à l'oeuvre pour pervertir cette tradition et pour miner cette Constitution.
En considérant au jour le jour ses attaques apparemment désordonnées sur les pouvoirs du Congrès (où il possède déjà un avantage démesuré par le contrôle républicain des deux Chambres), sur l'indépendance du judiciaire, sur l'objectivité et la liberté de la presse, et tout dernièrement sur la neutralité religieuse de l'État, nous risquons de perdre de vue l'essentiel: il ne s'agit pas là de volées dispersées et quelque peu paranoïaques dictées par les caprices d'un autocrate. Ce à quoi nous assistons est très probablement le démarrage en trombe d'un assaut systématique et réfléchi sur les piliers du système politique «démocratique» des États-Unis. 
Pour le comprendre, il faut se rappeler que celui-ci repose sur une Constitution et un ensemble de traditions et de règles dont l'objet est explicitement d'empêcher que quelque individu ou quelque groupe que ce soit puisse s'emparer d'un pouvoir excessif sur la Nation et l'État.
Les États-Unis ont été le premier pays à adopter formellement le concept, imaginé par John Locke et articulé plus précisément par Montesquieu, de la séparation des pouvoirs. Cela a pris la forme d'une structure constitutionnelle comprenant un exécutif dirigé par un Président élu, un Congrès législatif de deux assemblées dont une, le Sénat, représente les États membres de la Fédération et l'autre, la Chambre des Représentants, représente directement les citoyens, et finalement un système judiciaire dont la majorité des magistrats sont élus et dont les juges de haut niveau sont nommés par l'exécutif, mais avec l'accord du législatif. Un quatrième pouvoir, celui de l'opinion publique, est représenté par les médias qui sont reconnus et protégés indirectement par le Premier amendement de la Constitution sur la Liberté d'expression. 
Cette structure est expressément conçue pour fonctionner comme un mécanisme de «freins et contrepoids» (checks and balances) selon lequel aucun des quatre pouvoirs ne peut dominer les trois autres, empêchant en principe toute prise de contrôle tyrannique ou oligarchique sur le pays. Le Premier Amendement sur les libertés civiques établit aussi la liberté de culte, mais définit en même temps une séparation entre l'État et la religion qui devait empêcher cette dernière d'acquérir un pouvoir politique excessif, une nécessité dans ce qui était à l'époque de sa fondation un des rares pays sans religion d'État.
Je sais que ce qui précède est le B-A-BA du constitutionnalisme américain, archiconnu de tous ceux qui ont le moindrement étudié le système. Mais j'ai voulu le rappeler pour qu'on voie à quel point les premières actions de Donald Trump ont eu pour objet de s'en prendre à chacun des éléments de la structure; il me paraît impossible que cela soit une coïncidence.
En adoptant dès les premiers jours une masse inédite de décrets autoritaires, sous prétexte de montrer sa volonté d'agir rapidement pour résoudre des problèmes urgents, le Président se trouve de fait à placer le Congrès (pourtant majoritairement aux mains de son propre parti) face à un faisceau de faits accomplis auxquels il n'a guère d'autre choix que d'acquiescer, sous peine d'entrer en guerre ouverte contre la tête nouvellement élue de son propre camp. Si ce coup de force réussit, il va créer une situation où l'ascendant de l'exécutif sur le législatif sera de plus en plus pris pour acquis, à tel point que même un renversement de situation à mi-mandat redonnant au parti adverse le contrôle d'une, ou beaucoup moins vraisemblablement des deux chambres, n'altérerait pas tellement l'équilibre des pouvoirs. L'étude des thèmes de ces décrets montre bien le but réel de l'exercice: ils ont été choisis non pour leur urgence, mais pour leur caractère conflictuel, en particulier pour imposer des mesures chères au Parti républicain mais controversées, ou même impopulaires, dans la masse de l'électorat.
Avec la nomination du juge Gorsuch à la Cour Suprême, M. Trump vient de faire un pas important vers le contrôle au moins idéologique du judiciaire; il  pourra compléter cette mainmise avec au moins une autre nomination ultra-conservatrice au plus haut tribunal dans les prochaines années. Parallèlement, en provoquant avec les instances inférieures un conflit prévisible sur la constitutionnalité et la légalité de certains de ses décrets (en particulier celui sur les restrictions à l'immigration imposées sur une base religieuse), il veut clairement briser les reins de l'ensemble de la magistrature et l'amener à se reconnaître incapable de lutter contrre la volonté du pouvoir présidentiel. Enfin, il peut compter sur l'influence des gouverneurs et des parlements des États, en majorité contrôlés par les Républicains, pour étendre cet état d'esprit jusque dans les instances régionales et locales.
Celui des pouvoirs sur lequel Donald Trump a le moins de contrôle est le «4e pouvoir», celui des médias, et comme par hasard c'est celui auquel il s'en prend avec le plus de virulence, profitant aussi du fait que c'est celui qui est le plus faiblement défendu par la Constitution (au moyen du seul Premier Amendement, dont l'interprétation est loin d'être toujours claire). Il va s'y attaquer sur trois fronts bien distincts: le déconsidérer dans l'opinion publique, gruger son indépendance devant les tribunaux (par exemple la protection des sources et les lois sur le libelle) et en faire déplacer la propriété privée vers des financiers qui lui sont favorables, tout en coupant les vivres aux (rares) médias publics. 
La dernière salve annoncée hier, celle qui consiste à éliminer l'interdiction pour les organisations religieuses d'intervenir dans le financement électoral, marque très certainement le début de la campagne de M. Trump contre le dernier bastion des «checks and balances», la séparation de l'église et de l'État. Étant donné le respect exagéré que la population américaine accorde aux questions de foi, il est vraisemblable que ce volet de la bataille présidentielle contre les protections constitutionnelles sera le premier à réussir.

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