28 mars 2023

Un Captif heureux?

J’ai un double problème qui m’empêche de retourner au Québec et en Martinique. D’une part, la complication de voyager et de résoudre mes difficultés pratiques en plein milieu d’une crise socio-politique majeure qui affecte l’ensemble de la France retarde mes démarches et mon départ de diverses façons (grèves, ruptures de services, difficultés de communication) et me retient effectivement captif à Montpellier depuis trois semaines. D’autre part, bien honnêtement, le déroulement des évènements réveille mes vieux instincts de journaliste – au point d’aller me mêler aux défilés de protestataires et d’interpeller les policiers qui les surveillent à deux ou trois occasions pour sentir de première main ce qui se passe – et me donne un coup de jeune qui  fait que je n’ai pas vraiment envie de partir tant que la situation demeure corsée et fluide. Suis-je un captif heureux des circonstances? En bonne partie, oui.

D’une semaine à l’autre, la focalisation de l’actualité se déplace. La nouvelle vague de manifs enrichie par la présence active et parfois violente de la jeunesse (étudiants mais aussi bagarreurs d’extrême-gauche et probablement d’extrême-droite) pose de nouvelles questions qui rendent à la fois plus vaste et plus pointue la signification de la crise: ce ne sont plus tellement les réformes des retraites elles-mêmes qui sont en cause, mais la manière dont sont prises dans ce pays les décisions politiques qui risquent d’affecter durablement la population – les violences de samedi à Sainte-Soline ont aussi créé un lien inédit au thème de l’écologie. Le Président Macron lui-même a souligné le fossé qui se  crée entre la démocratie «sociale» ou citoyenne et la démocratie parlementaire formelle; en prenant rigidement le parti de ne se fier qu’à la seconde et d’ignorer la première, il ne peut qu’encourager une tendance naissante mais perceptible au divorce entre le «peuple» des gens ordinaires aux prises avec le quotidien et l’«élite» des élus et gouvernants qui vivent dans une bulle privilégiée. Et donc à une rupture du «contrat social» qui depuis plus de deux siècles lie plus ou moins malaisément la masse populaire française à sa bourgeoisie dirigeante.

Sur quoi tout cela va-t-il déboucher? Il est clair que personne ne le sait. Syndicats, organismes patronaux et autres composantes de la société civile s’abstiennent prudemment de faire des prédictions et même d’indiquer des préférences; les composantes de la société politique, pouvoir et oppositions, reflètent essentiellement leurs propres préjugés et leurs propres désirs – en général pour le maintien d’un statu quo légèrement corrigé dans un sens ou dans l’autre. Il est significatif que les partisans de la rupture que représenterait une «Sixième République» encore mal définie, qui étaient si présents et vocaux il y quelques années, sont pratiquement muets alors même que leur option prend une pertinence accrue et plus urgente. Ont-ils peur d’être classés dans les rangs des «extrémistes» que les politiciens classiques dénoncent à tour de bras?

Cette dénonciation des «violents qui veulent seulement casser du flic» s’efforce de dresser contre l’ensemble des contestataires une opinion publique qui jusqu’ici leur demeure fortement favorable; elle s’abstient d’admettre que cette cette violence est logiquement ciblée vers le puissant symbole d’un pouvoir autoritaire, anti-populaire que constituent des escouades casquées, armées de boucliers, de matraques, de grenades lacrymogènes et de  canons à eau dont certaines ne se gênent pas pour foncer sur une foule très majoritairement pacifique. La surdité absolue du gouvernement face à l’opposition générale à la réforme rendait inévitable cette intrusion des casseurs et des vandales… et elle était probablement souhaitée par le Président et son entourage acculés par leur obstination à une politique du pire.

Je ne me hasarde pas à prédire comment cela va se dénouer… mais j’ai très envie de demeurer sur place pour en être témoin!

2 commentaires:

Jessica a dit...

Interessante ton analyse. Moi aussi ce qui me frappe le plus c’est pas tant le rejet de la réforme, mais l’augmentation de la violence de part et d’autre. Ce n’est pas un bon présage pour l’avenir..

Mireille Feigneux a dit...

Bonjour Yves
Je lis régulièrement votre blog avec beaucoup d’intérêt.
Tout d’abord je vous adresse mes condoléances attristées pour le décès de Marie Jo.
J’apprécie vos analyses face aux événements actuels, pour deux raisons
D’abord votre passé professionnel de journaliste au Québec qui est en mesure de de juger avec objectivité les événements
Et aussi par votre vécu dans deux pays très différents.
J’ai, comme vous un âge avancé et j’ai connu pas mal d’événements très violents 68, Notre Dame des Landes….mais je pense comme vous que nos gouvernants ne savent pas évaluer la conséquence de leurs positions très maladroites et enveniment la situation politique au lieu de l’apaiser
Nous avons des gens capables d’établir un dialogue social plus serein, mais ils ne sont pas entendus.
Bonne continuation pour votre séjour à Montpellier( vous m’aviez expliqué votre choix en me disant que c’était une ville universitaire dynamique)
Je vous assure de mon souvenir le meilleur.
Mireille Sarlat