Épique, il n'y a pas d'autre mot pour le voyage en train Montpellier-Barcelone, qui aurait pourtant dû être une partie de plaisir.
En premier lieu, impossible d'acheter des places de TGV sur Internet. D'autant plus bizarre qu'avant de réserver l'hôtel (le Méridien des Ramblas récemment rénové, je ne voulais courir aucun risque), j'avais vérifié les disponibilités et que tout semblait baigner. Or une fois la chambre payée par carte, la SNCF s'est obstinée pendant trois jours à me répondre "Erreur technique, essayez plus tard" chaque fois que je faisais une nouvelle tentative de commande de billets.
En désespoir de cause, j'effectue une descente sur la gare Saint-Roch, où le chat sort du sac: c'est le réseau de réservation de RENFE (les "ferrocarrils" ibériques) qui est inaccessible. Ou bien il s'est planté, ou bien il n'y a plus de place sur le segment espagnol du parcours. On me répercute sur le bureau de la SNCF dans la vieille ville, où un préposé plus astucieux se lance dans une série d'acrobaties téléphoniques pour finir par m'avouer la triste vérité: tous les sièges de tous les trains directs vers Barcelone sont pris pendant tout le week-end... et la RENFE ne permet pas à ses homologues français d'effectuer des transactions sur ses trajets locaux et régionaux. Z'auraient pu le dire avant, non?
On fait quoi, alors? "Trois solutions possibles, me dit le secourable SNCFiste de la rue Saint-Guilhem. La première est d'aller à Marseille prendre un avion direct vers l'Espagne, comme dans 'reculer pour mieux sauter'. La seconde est d'emprunter un TER régional jusqu'à Port Bou, la gare frontière espagnole, où vous trouverez sans doute un train local sur Barcelone, il y en a une demi-douzaine par jour. La dernière est un TGV jusqu'à Perpignan, puis un autocar d'Eurolines pour le reste du chemin."
Poussé par mon mauvais génie, je choisis la seconde formule, en principe la plus simple et la moins stressante. 2h20 jusqu'à la frontière dans un TER moderne et confortable, puis deux heures d'autorail à travers les Pyrénées jusqu'à la métropole catalane, ça ne paraît pas si pénible.
Ben oui, vous m'en reparlerez. Quand nous montons à bord du TER à Montpellier vers midi dimanche, tout semble parfait. Nous trouvons deux sièges face à la marche du train dans un compartiment de quatre et de la place pour les bagages juste derrière. Mais c'est sans compter sur les hasards découlant du caractère ultra-local (douze arrêts) de notre tortillard.
À Frontignan puis à Sète, le wagon se remplit à craquer et il faut nous tasser pour faire de la place à un couple de retraités, plutôt sympa, qui ne vont qu'à Agde. Le pied, donc... en apparence! Parce que le gentil couple est bientôt remplacé par un Ibère sale et barbu, déjà sérieusement éméché, qui décide de nous adopter et dans le cours d'un monologue incohérent (et odorant) nous tend généreusement à tous les dix minutes une bouteille de plastique à demi remplie de liquide clair dans laquelle il puise abondamment lui-même. À en juger par l'effet, c'est pas de l'eau: nous hésitons entre vodka et chinchon, cet anis sec espagnol qu'en d'autres circonstances nous apprécions nous-mêmes.
Ses effluves sont tels qu'il fait, avant même la gare de Béziers, le vide dans notre section du train. Enfin, il tombe dans une somnolence éthylique et je fais signe à Azur: "On déménage", en faisant bien attention de ne pas éveiller notre encombrant co-passager. Hélas, juste au moment où nous nous faufilons dans le wagon suivant, elle me rappelle à mi-voix: "Tu oublies ton appareil photo!", ce qui est bien suffisant pour le faire cligner des yeux.
Résultat, dix minutes plus tard il se pointe, aussi hilare que chancelant, et vient échouer sur un siège voisin d'où il répand sur tout le secteur un nuage de tabac nauséabond en tentant, vainement, de se rouler une cigarette. Nouvel exode de nos voisins, notamment un groupe de jeunes italiens (ou corses?) engagés dans une furieuse partie de cartes. Nous les suivons avec armes et bagages. Deux fois encore, le même scénario se reproduit avec d'infimes variantes, jusqu'à un arrêt qui nous paraît curieusement prolongé dans la minuscule gare de Collioure, notre avant-dernière étape française.
Bof, nous disons-nous, il reste à peine un quart d'heure de route, on peut bien endurer. Oh yeah? Trois heures qu'on va rester là, quasiment à portée de fusil de notre destination, pendant qu'une escouade de plus en plus énervée de techniciens des chemins de fer se débat avec une porte automatique qui refuse de fermer. Or, nous explique l'un d'eux, tant qu'il y a une porte ouverte, le train ne peut pas bouger, c'est un nouveau mécanisme de sécurité programmé dans l'ordinateur de bord. Et tant que le train ne dégage pas cette voie, aucun autre ne peut venir nous récupérer pour faire le dernier bout de chemin. Vive l'informatique!
Le modeste terminal de transports routiers régionaux est bien sûr fermé jusqu'à demain. Un taxi, alors? La guichetière quinquagénaire et grisonnante de la gare me toise d'un air aussi incrédule que désolé: "Mon pauv'monsieur, un taxi à Collioure le dimanche après-midi du Jour de l'An? Vous rêvez! Mieux vaut attendre, ils vont bien le réparer, ce train."
Dans l'intervalle, on a entassé tous les voyageurs de la seconde rame du TER dans la première, dans l'espoir de découpler les deux et de continuer avec la partie encore opérationnelle du train. "No va", commente bientôt un de nos voisins espagnols. Redéménagement de tout le monde, cette fois dans la seconde rame, miraculeusement réparée. Et tout le long, notre aimable dégustateur de chinchon circule comme une boule de quilles folle d'un bout à l'autre de convoi, discourant et postillonnant à qui mieux mieux, jusqu'à ce que deux jeunes costauds, exaspérés, le saisissent (avec l'assentiment tacite du contrôleur) et le plantent d'autorité sur une banquette isolée.
Il est cinq heures passées (nous devions arriver à 14h20) lorsque nous parcourons un dernier tronçon d'une dizaine de minutes, pour nous arrêter pile à Cerbère, la dernière gare française. Et Port Bou? Un charmant fonctionnaire nous explique: "On ne va pas plus loin; un talgo espagnol va venir vous prendre dans une heure pour vous emmener de l'autre côté de la frontière. Mais à partir de là, cet express est complet; vous devrez descendre et trouver une autre solution pour poursuivre votre chemin."
"Oh hé ben bon", comme aurait dit Nino (Ferrer). Ou bedon "Y'en a marre", comme aurait dit Léo (Ferré), cité par notre vieille copine Renée Claude. N'oubliez pas que de tout ce temps, nous n'avons strictement rien mangé, les trains locaux, même français, n'étant pas reconnus pour leurs ressources gastronomiques. De plus, qui sait jusqu'à quelle heure le Méridien va garder notre chambre?
Résultat, c'est dans un très confortable (et tardif et coûteux, je vous dis pas combien) taxi que nous ferons les 163 derniers kilomètres jusqu'aux Ramblas, en dévorant de plutôt bons mais insuffisants sandwiches jambon-fromage-moutarde qu'un aubergiste espagnol compatissant a consenti à nous confectionner à la sortie de Port Bou. Tu parles d'un petit voyage pépère!
Par bonheur, la chambre, avec vue infinie sur les toits biscornus de Barcelone jusqu'au curieux clocher ouvragé de la cathédrale, est tout ce que nous pouvions désirer, et plus. Immense et confortable, bien insonorisée, elle donne sur le haut des Ramblas, entre la Plaza de Catalunya et le Palau de la Virreina, juste en face du secteur des marchands d'oiseaux. Sitôt les bagages déposés, nous sortons sur la petite allée derrière et dénichons un joli restaurant de tapas, Julivert Meu, sur la rue bien nommée du "Bonsuccès". Une poignée d'euros (vive la monnaie unique!) nous procure deux "chatos" de fino, du jambon sec, des asperges, du saumon fumé avec des poireaux vinaigrette, du chorizo piquant, deux gigantesques tranches de délicieux "pa amb tomatet" et un pichet de rouge maison honnête. De quoi bien caler une faim redevenue aiguë.
Retour, dodo jusqu'à tard dans la matinée, où nous faisons monter un modeste petit déj "continental" -- qui nous coûtera plus cher que le festin d'hier soir! Le Méridien catalan pratique sans vergogne les prix d'un palace parisien. Compris, à partir de demain ce sera le café du coin, où "zumo de naranja", churros et chocolat chaud tout aussi bons et copieux nous reviendront le sixième du prix.
Ensuite, journée de repos (il pleut de toute façon) juste entrecoupée d'une sortie pour un lunch excellent et folklorique au El Portalon voisin et un rapide détour vers le premier kiosque d'info touristique, situé à vingt pas. Pendant ce temps, en direct à la télé, les Israéliens massacrent sans pitié les misérables Palestiniens de Gaza, ce qui plonge ma compagne dans une déprime colérique et justifiée. Même vu des toits de Barcelone, le monde demeure injuste et imparfait.
Mardi matin, je laisse Azur dormir et sors prendre un double café solo-churros dès huit heures, au moment où la ville se met tout doucement en branle. Les rues sont encore presque vides de piétons. Au grand marché central de la Boqueria, dans un agréable brouhaha, les commerçants installent leurs étalages sous les immenses verrières: lapins et poulets vivants ou écorchés, coupes de viandes, charcuteries, jambons et épaules de porc "bellotta" ou iberico, vins et alcools, pains et pâtisseries, huiles et épices, etc. À côté, sur les étals du marché en plein air, les maraîchers balancent en sifflotant leurs cageots de fruits et légumes frais et vont écluser un petit blanc sec à l'un des deux ou trois bars ouverts en face.
Le soleil a percé les nuages et m'incite à la balade à travers le Barri Gotic. Dans les rues étroites et sur les petites places asymétriques autour de la cathédrale, les boutiquiers remontent leurs rideaux de fer et réaménagent leurs vitrines, tandis que de jolies femmes vives, élégamment vêtues, se pressent vers leur travail en tirant sur une cigarette. Ayant laissé l'appareil-photo à l'hôtel, je n'ai rien d'autre à faire que flâner les mains dans les poches, El Pais et la Vanguardia sous le bras. Pepe Carvalho serait fier de moi.
Vers 10h30, je ressors avec Azur prendre un second café-churros (est-il besoin de préciser que j'adore les churros), puis traverser la Plaza de Catalunya maintenant tournoyante d'un monde bigarré, dépassant la grosse masse claire du grand magasin El Corte Inglès, derrière lequel elle a rendez-vous au coiffeur-manucure-pédicure Instituto Francis... où personne ne parle français, pas même Francis en personne. Mais quand il s'agit de se faire servir, ma douce moitié peut être imaginativement polyglotte, si bien que lorsque je reviens la prendre vers 13h30, elle a tout le personnel à ses pieds (ou pendu au cou pour l'embrasser!).
L'instant semble propice à une bonne paëlla. Le premier taxi libre dans la file devant El Corte Inglès nous déconseille mon premier choix, un haut-de-gamme trop nouvelle cuisine à son goût. Il nous recommande plutôt le Salamanca, dans la Barceloneta (quartier du bord de mer reconstruit pour les Jeux Olympiques dans les années 80-90), et nous y emmène tout de go. Dans une des grandes rues menant à la promenade du Port, c'est une façade élégante, mais traditionnelle. Bon signe.
L'intérieur, chaises de bois sombre autour de tables couvertes de nappes de couleur, murs de crépi ou de boiseries chargés de photos de clients-vedettes chanteurs, comédiens ou toreros, confirme la première impression. De plus, pas un touriste à l'horizon, rien que des familles bourgeoises venues célébrer les Fêtes, du grand-parent à canne au bébé en landau.
Nous partageons une esqueixada, salade de morue dessalée crue, tomate, poivron et oignon, arrosée d'huile pimentée et accompagnée de l'incontournable pain aux tomates. Inattendu, mais très bon. Arrive ensuite une somptueuse paëlla classique dominée par un rouge demi-homard petit mais bien tendre. C'est sûrement la spécialité maison, au moins trois autres tables autour de nous ont fait le même choix, accompagné aussi d'un ribeira del douro rouge assez corsé. Et pour finir, des crèmes catalanes comme on les aime: brûlantes sur le dessus, onctueuses et fraîches en-dessous.
Retour aux Ramblas, achat de journaux français à l'entrée d'une librairie qui ne vend que des livres en catalan! Pas un bouquin en espagnol dans la place, nous affirme fièrement le commis-vendeur. Les choses ont bien changé depuis notre premier séjour sous Franco.
Le long de la promenade sont installées une bonne dizaine de "statues vivantes", dont plusieurs originales. Il y a un dieu grec en marbre, un soldat anglais de 14-18 en bronze, deux fées-papillons aux ailes translucides qui fonctionnent en tandem, une vieille dame (en cuivre) à petits gâteaux, un décapité ultra-réaliste dont la tête ensanglantée grimace et roule des yeux furibonds, deux cyclistes genre 1900, une sorcière plutôt inoffensive, un fantôme dans un coffre qui ne surgit que lorsqu'on lance une pièce dans sa sébille, etc. Gros succès auprès des enfants... et d'Azur, qui tient à se faire prendre en photo avec son favori, un Satan noir cornu aux immenses ailes de chauve-souris.
À l'hôtel, nous mettons un terme (à retardement) au banquet du midi par une lampée du coñac espagnol assez correct que j'avais acheté le matin dans une bodega voisine. Un des charmes de la chambre est qu'elle est équipée d'une mini-chaîne Bose pour iPod, ce qui nous permet de choisir notre musique -- d'autant plus nécessaire que la télé n'a qu'un canal en français (les répétitives infos continues de France 24) contre une demi-douzaine en allemand et presque autant en anglais.
Demain, c'est la soirée du Jour de l'an et des douze raisins, donc dodo hâtif pour recruter nos énergies.
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