08 janvier 2009

Jour de l'An et Doce Uvas

La Fête des "doce uvas" semble être une tradition qui se perd, à moins qu'elle soit spécifique à la Puerta del Sol de Madrid. À part nous, sur la Plaza de Catalunya, moins du quart de la nombreuse foule de célébrants du Jour de l'An (la Nochevieja) avalent leurs douze grains de raisin, un sur chaque coup de minuit de la nouvelle année, au son de la grande horloge de la banque qui domine la place. La plupart préfèrent clairement leur raisin fermenté et pétillant! Des vendeurs ambulants circulent d'ailleurs au long des Ramblas, offrant des bouteilles de champagne espagnol de toutes les marques et de tous les prix.

Même si l'atmosphère est très bon enfant -- surtout des jeunes, mais aussi des couples âgés et un nombre surprenant de familles avec des bébés en landau ou des niños marchant à peine -- il faut prendre garde aux bouteilles cassées de "cava" qui jonchent le sol, ainsi qu'aux fameux pickpockets locaux qui s'en donnent à coeur joie dans la bousculade. Au moins deux fois, je sens des mains baladeuses frôler ma poche de portefeuille, sans succès heureusement.
Nous consommons religieusement nos grains de raisin blanc acheté plus tôt à la Boqueria, dont nous partageons l'excédent avec un couple de jeunes punks français récemment établis à Barcelone, qui nous ont frappés par leur exquise politesse autant que par leur crâne rasé et leurs piercings intimidants. Puis nous circulons un bon moment dans la nuit fraîche mais agréable (en songeant qu'à Montréal, au même moment, il doit faire dans les -20 degrés!), prenant quelques photos à la lumière ambiante (j'ai chaussé mon Sony d'un objectif fixe très lumineux et poussé la sensibilité à 2000 ASA), avant de rentrer au Méridien où nous attendent champagne et friandises qu'Azur, prévoyante, avait commandés avant de sortir.
Coups de fil transatlantiques aux deux familles qui sont plongées dans les préparatifs du Réveillon (because le décalage horaire, of course) et à quelques copains, dont Lucia, la veuve de Pedro Rubio, tout heureuse de nous savoir en Espagne même si ce n'est qu'à Barcelone, patrie de notre vieil ami Pépine -- Pedro, lui, était de Madrid. Tout compte fait, même sans boustifaille (une fois n'est pas coutume), une nuit de Jour de l'an 2009 tout à fait satisfaisante.
La journée de la veille avait été consacrée à quelques emplettes, mais surtout à une bonne et longue balade à travers la ville sous la houlette de Mario, diminutif "taxista" francophone et Barcelonais de gauche passionné. Il y avait d'ailleurs un lien direct entre sa politique et ses talents de linguiste: son père, irréductible anarchiste républicain, avait décidé que jamais son fils ne mettrait les pieds dans une école espagnole pour y être endoctriné dans le franquisme honni. Il l'a donc envoyé à grands frais pendant une dizaine d'années dans un lycée français, jusqu'à la chute de la dictature après 1975.
Si nous faisions l'impasse sur un discours anti-Franco (et occasionnellement anarcho-anti-communiste) qui ressurgissait à tous les tournants de la conversation, Mario était admirablement informé sur l'histoire et la géographie de sa ville, et prenait un plaisir communicatif à nous en faire part. Du petit déjeuner jusqu'à l'heure du lunch, il nous a promenés aussi bien dans le Barcelone touristique du Passeig de Gracia, du Parc Güell, de la Sagrada Familia, de la Barceloneta et de la citadelle de Montjuic (coeur du site olympique de '92) que dans des coins moins connus de son quartier chouchou de l'Eixample, du Poble Sec, du Poble Nou et du Born, un peu l'équivalent du Marais parisien. En cours de route, nous avons eu droit à tout un cours (illustré d'exemples nombreux et magiques) sur le mouvement artistique et l'architecture moderniste de Gaudi, Domenech i Montaner et Puig i Cadafalch. Il s'est acharné à attirer notre attention, avec raison, sur une collection de magnifiques et fantaisistes résidences réalisées par des constructeurs moins connus mais tout aussi inspirés.
Quand est venu le temps de choisir le lieu du déjeuner, j'ai fortement défendu mon envie d'un "cordero asado", cet agneau rôti à la broche aussi typique de Barcelone que le "cochinillo" l'est de Madrid. Qu'à cela ne tienne, Mario connaissait (bien sûr) le meilleur restaurant de la ville pour l'asado. Nous lui avons fait confiance... et nous sommes retrouvés à la porte du même Salamanca où notre chauffeur de la veille nous avait menés vers la meilleure paëlla en ville. Décidément, tous les chemins mènent à Salamanque. Pas de regrets, car s'il n'y avait pas de cordero au menu, le cabrito asado qui le remplaçait était digne d'éloges.
À côté de ça, la journée même du premier janvier sera plutôt banale, passée en grande partie à recruter nos énergies à l'hôtel, dont nous sortirons à peine prendre l'air quelques minutes sur des Ramblas quasi désertes. Même pour le repas, nous nous contenterons d'un très acceptable buffet froid-chaud dans le restaurant chic (décor Philippe Starck ou apparenté) du rez-de-chaussée: huîtres, crevettes sautées à l'ail, ravioles tièdes au crabe et aux asperges, ainsi qu'une version "nouvelle cuisine" (faut le voir pour le croire) du pa amb tomatet.
Le lendemain, il pleut et le temps a fraîchi, ce qui limite quelque peu nos ardeurs touristiques. Azur évoque bien l'idée d'une seconde balade en taxi, avec pour objectif la Sagrada Familia, mais je sens que le coeur n'y est pas. Visiter un chantier de basilique simili-médiévale ouvert à tous les vents sous une bruine persistante n'est pas une perspective si ragoûtante.
Ce sera donc une journée à la Pepe Carvalho, dans une Barcelone grisâtre et morne à la Pepe Carvalho. Nous arrivons juste à temps à la cerveceria du quartier pour avoir droit aux derniers churros avec café "americano". Quelques pas plus loin se trouve la Central Catalana, immense librairie qui offre une assez large section française, très littéraire-ma chère. Pas de policiers ou de "romans de gare" à lire en vacances, mais Proust, Sartre, de Beauvoir, Camus, Lévy-Strauss, LeClézio et compagnie.
Nous nous réfugions finalement dans Jules Verne (Les Tribulations d'un Chinois en Chine, un des rares que je n'avais pas lus dans ma jeunesse), Cendrars (Emmène-moi au bout du monde) et les souvenirs d'enfance de Jorge Semprun (Adieu, vive clarté...). Tous bons à brûler éventuellement, dirait Pepe...
De retour à la Rambla, un gros bus rouge s'amène devant nous et sans plus réfléchir nous montons à bord. La ligne 59 traverse la ville, depuis le Paseo Maritimo jusqu'à la grande place Reina Maria Cristina, presque au bout de l'Avinguda Diagonal. Nous trouvons deux bons sièges à l'avant (plus confortables que ceux de Montréal ou de Paris), mais je cède bientôt le mien à une dame toute menue aux cheveux blancs qui me lance un "Gracias" incrédule en me fixant comme si j'avais perdu l'esprit!
Nous demeurons à bord pour le trajet du retour, que je consacre en partie à convaincre Azur d'aller manger (Pepe Carvalho sévit encore) à Los Caracoles, le restaurant mythique du Barri Gotic que fréquentait le détective (comme son auteur Vasquez Montalban). Nous descendons du bus après le Liceu et trouvons sans peine la rue Escudellers, torve et piétonne comme il se doit.
Los Caracoles est une façade étroite, dont la vitrine abrite un grill sur lequel tournent poulets, cochons de lait et autres lapins apétissants. Nous poussons la porte sur un décor classique et encombré: long bar sombre à gauche, garçons en blanc et noir qui s'affairent en se criant par la tête, groupe compact de clients qui patientent dans la fumée de cigarettes en buvant une bière ou un chato. La salle derrière paraît minuscule comparé à la file d'attente, mais c'est une illusion -- sans doute entretenue à plaisir. Derrière cette petite salle en contrebas il y en a une autre en longueur, puis une autre un peu plus grande et un peu plus haute à gauche, puis un ou deux salons privés à droite, puis un escalier menant à un espace beaucoup plus vaste (mais tout aussi vieillot) divisé en deux salles à l'étage. Et pour qu'il n'y ait pas de doute sur l'historicité de l'affaire, un affichage de lettres de cuivre ternies sous le double escalier menant aux WC proclame: "Los Caracoles - Casa Bofarull - fundada en 1835". La décoration d'azulejos et de murales naïves n'a sans doute pas été revue depuis.
La cuisine non plus. Rien au menu qui ne soit du plus grand rigorisme culinaire catalan, depuis les "cargols" (escargots) sauce tomate jusqu'au suquet (ragoût du pêcheur) en passant par la sarsuela, le bacalla a la llauna, la gamme des asados et des poissons a la plancha. Azur opte pour les escargots et une parrillada de poisson, moi pour des croquettes jambon-fromage (un autre classique) et le cochinillo, avec un penedes 2001 robuste et bien noir. Les prix sont conséquents, mais les portions pantagruéliques et délicieuses. Et dès que le garçon, tout juste un peu plus jeune que le restaurant, a compris que nous ne sommes pas du genre "menu du jour et carafe d'eau", il nous offre un service empressé. Plus un digestif maison pour faire passer de copieuses et très bonnes crèmes catalanes. Viva Pepe et son resto favori!
Même si elle m'avait fait jurer de rentrer en taxi, Azur reconnaît qu'une petite marche de santé s'impose après une telle bouffe, malgré le temps maussade. Nous coupons à travers la Plaça Reial presque déserte et rejoignons la Rambla dels Caputxins où nous trouvons un marchand de journaux bien équipé en périodiques français (dont Marianne), puis une boutique d'ordinateurs qui me fournit un lecteur de cartes-mémoire universel à 10 euros avec lequel transférer mes photos sur l'ordi d'Azur -- ou bien j'ai oublié d'apporter le câble idoine, ou bien je l'ai perdu en route.
J'avais bien projeté une tournée de tapas en début de soirée, inspirée par les étalages savoureux que j'avais aperçus en route, mais avec tout ce que nous avons mangé ce midi, plus la pluie qui revient par vagues, ma douce moitié a tôt fait de m'en dissuader.
Dernière péripétie de la journée, le roman de la SNCF se poursuit en prenant une nouvelle tournure tragico-comique. Dans un premier temps, j'ai été tout heureux de trouver sur Internet des billets sur un Corail direct Barcelone-Montpellier pour le retour. Mais y'a un hic. Le "fine print" du site TGV-Europe précise que la seule façon de récupérer les billets est d'aller les prendre à une agence de la SNCF. Ce qu'il ne précise pas, c'est que la seule agence dans tout le pays se trouve à Madrid, à une bagatelle de 500 km de Barcelone.
Interpellé par e-mail, un suave mais peu coopératif préposé au service-clients (si on peut appeler ça ainsi) domicilié à Bruxelles (!) m'explique que c'est bien la seule possibilité, et que ni lui ni personne n'y peut rien. Un second échange, sur un ton plus vif, donne exactement le même résultat. Barcelone-Montpellier en passant par Madrid, ça ressemble beaucoup au "22 à Asnières" de Raymond Devos, qui n'était joignable de Paris qu'en appelant New-York! Sauf que là, c'est pas une blague. Je ne vois pas d'autre solution que d'annuler les billets et d'aller à la gare de Sants en racheter à un guichet de la Renfe... en se croisant les doigts (a) pour qu'il y ait encore de la place et (b) pour que la SNCF ne s'acharne pas à débiter quand même ma carte de crédit.

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