23 octobre 2010

Au long du Danube pluvieux

(20 octobre 2010) Le temps à Ruse est si froid et si maussade que nous faisons l'impasse sur l'excursion prévue: pas loin de deux heures de route (et quelle route!) dans chaque sens pour une courte visite de l'ancienne capitale bulgare Veliko Tarnovo et un repas chez l'habitant au pittoresque mais archi-touristique village d'Arbanasi. Ceux qui s'y sont risqués nous avouent au retour que nous n'avons pas manqué grand-chose.

Le lendemain samedi, à la ville-frontière de Vidin, même temps pluvieux et frisquet. Mais ragaillardi par un excellent lunch à bord -- dont un divin velouté de choux-fleurs à la crème sûre, j'en ai redemandé -- je
m'aventure dans un centre-ville pratiquement déserté et le long d'une promenade riveraine menant à la forteresse médiévale qui doit être magnifique quand il fait plus beau. Ça aura été notre seule prise de contact direct avec la Bulgarie.
Le canard rôti au chou rouge du souper me rappelle irrésistiblement les restos hongrois du Montréal des années 60, où c'était un de mes plats favoris!
Toute la journée à bord dimanche, nous remontons la partie la plus étroite et la plus encaissée du Danube, la Porte de Fer. Ça commence par l'écluse de Djerdap, qui côtoie un imposant barrage hydro-électrique commun aux Serbes et aux Roumains.
En deux étapes, le capitaine Josef fait grimper le bateau de 32 mètres sous les yeux ébahis de nos compagnons de voyage, dont la plupart n'avaient sans doute jamais vu une écluse.
Traversée du réservoir du barrage, qui a englouti cinq villages et quelques monuments. Le plus ancien a été sauvé des eaux en le surélevant d'une quinzaine de mètres: la "Tablette de Trajan" avait été posée là en l'an 110 pour célébrer la construction d'une route romaine le long du fleuve.
Le paysage de montagnes écharpées de nuages et tombant abruptement dans l'eau, parfois fendues d'une gorge de petite rivière abritant un village de pêcheurs-agriculteurs, fait beaucoup penser aux fjords norvégiens. S'il faisait un peu soleil, ce serait superbe.
À la sortie de la longue gorge à la tombée du jour, nous admirons sans réserve l'énorme château-fort médiéval de Golubac, dont les neuf tours sont plutôt bien conservées.
Malgré le temps encore maussade lundi, Belgrade est une agréable surprise. Les traces du bombardement de l'OTAN il y a une dizaine d'années sont encore bien visibles, surtout sur les édifices officiels, mais ce qui a été épargné ou restauré est élégant. Et la ville est vivante et animée.
Nous avons comme guide un historien local, serbo-croate par ses parents mais résolument patriote, qui défend avec vigueur et habileté la version serbe de l'histoire récente (y compris l'ère Tito), à l'énervement palpable de nos voisins américains. "Je pense que quand on aura fait la part des choses, conclut-il, Tito apparaîtra comme un des grands politiques du 20e siècle... dictateur ou pas."
Après une balade en bus à travers la ville et la visite de la spectaculaire forteresse médiévo-turco-vaubanesque (!) de Kalemegdan -- qui abrite aujourd'hui des tennis, des terrains de basket et une galerie d'art, en plus d'une impressionnante collection de chars et de canons --, quartier libre pour le lunch.
Nous dénichons un pittoresque restaurant non loin du centre, qui nous sert en apéritif un rakia (alcool local demi-sec), puis de délicieuses soupes au potiron et asperges-bœuf. Je dévore un plantureux agneau rôti à la broche avec patates brunes fondantes, Azur se contente d'une inattendue mais savoureuse escalope de veau épaisse, sandwichée de fromage à la crème et de jambon de montagne. Le dessert, une "tarte aux noix sèches", est en fait un des meilleurs baklavas que j'ai jamais goûtés.
En soirée, comme d'habitude, nous nous installons au bar à l'avant, où le pianiste indonésien, Asmi, joue des "standards" jazzés pour un auditoire dispersé.
Contraste flagrant: la Croatie où nous accostons le lendemain était encore hier l'ennemie féroce (éventuellement la victime) de la Serbie, après avoir été pendant quarante ans sa partenaire majeure dans l'ancienne Yougoslavie.
La petite ville de Vukovar où nous nous retrouvons a été détruite aux trois-quarts (les Croates disent à 90%) par des bombardements, et une partie seulement est imparfaitement reconstruite. Sous la pluie froide de ce matin, le spectacle est d'une terrible désolation. Le car qui nous emmène dans l'arrière-pays montre des maisons de ferme en grande partie rebâties dans un style anonyme, au milieu de champs où des piquets indiquent encore "DANGER - mines anti-personnel".
Cela n'empêche pas le couple de villageois chez qui nous nous arrêtons, Valeriya et David, de nous recevoir chaleureusement et de répondre avec une objectivité imprévue à des questions pourtant brûlantes. David, d'origine magyare (hongroise), sous-officier retraité de l'armée croate, raconte qu'il avait deux voisins serbes. Le premier est bizarrement parti "en vacances" à l'étranger avec toute sa famille quelques jours avant l'invasion serbe de 1991; quand il est revenu après la guerre en 1998, personne ne voulait plus lui parler. Le second, il l'a retrouvé face à lui sur la ligne de feu, le fusil à la main, deux semaines après le début du conflit. Il ne l'a jamais revu depuis, quelqu'un d'autre habite sa maison.
Comment deux voisins, deux copains élevés pratiquement ensemble ont-ils pu en venir, pratiquement du jour au lendemain, à se tirer dessus? Un silence pensif, suivi de: "Honnêtement, je n'en sais rien. Encore maintenant, je me pose la question et je n'ai pas la réponse. Comme s'il y avait eu un tourbillon aveuglant, une sorte d'engrenage presque mécanique qui nous jetait les uns contre les autres. Et c'était sciemment nourri par des politiciens hurlants, des médias exacerbés, sur un fond de vieilles haines qu'on pensait enterrées mais qui nous remontaient à la gorge et nous brouillaient la vue..."
Puis presque sur le même ton calme et réfléchi, il nous parle des difficultés de leur vie actuelle (en partie basée sur le troc, tant l'argent est rare), de ses espoirs pour leurs trois garçons de 9, 13 et 15 ans, de la passion familiale pour les danses folkloriques...
Et la conclusion énoncée par Valeriya est la même que celle des Serbes de Belgrade hier: "Au fond nous regrettons tous la dictature de Tito!"
Pendant le retour dans l'autocar, nos amis américains sont en grande partie silencieux, ruminant ce qu'ils ont entendu, qui correspond bien peu à l'image unidimensionnelle qu'on leur avait présentée du conflit et de la "poudrière des Balkans".
Après une fascinante visite à la passerelle ultra-moderne du Swiss Sapphire, parée de tous les équipements de navigation imaginables, journée de repos pour l'entrée en Hongrie. Le temps toujours maussade ne nous encourage pas à prendre l'excursion du jour, dont l'attraction majeure est un élevage de chevaux et une démonstration d'équitation. Mieux vaut conserver nos énergies pour Budapest, demain matin.

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