12 décembre 2011

Retour au bercail

La brise tiède caresse mon dos nu. Juchė sur le skybridge du Bum chromé, je contemple la pleine lune couleur de barbe-à-papa qui s'estompe en s'enfonçant sous l'horizon saumoné à l'embouchure du mouillage de Wallilabou, au centre de Saint-Vincent. On n'est décidément plus à Paris.
Derrière moi, le décor bien particulier de la petite anse (qui a servi au tournage d'épisodes de "Pirates des Caraïbes") est encore plongé dans une semi-pénombre, le soleil levant dore tout juste les crêtes des collines environnantes. Pas un bruit sauf le chuintement des vagues sur la courte plage abrupte, tandis que je tape cette reprise du blogue sur mon iPad.
Avant de quitter la France mardi, nous sommes allés dimanche vivre une seconde soirée du Festival de cinéma de Janine Euvrard, à la fois plus conviviale et plus éprouvante. À notre arrivée rue Monsieur-le-Prince, Janine et Michel nous ont persuadés de sauter la séance de 18h et d'attendre celle de 20h30, clou de cette journée consacrée au cinéma iranien. Azur a plutôt choisi de rentrer à l'hôtel, voulant mėnager ses forces pour le long voyage du surlendemain.
Je me suis donc retrouvé seul avec Michel Euvrard à boire un verre (excellent) au "Père Louis", sympathique bar à vins voisin. Mais pas pour longtemps; quelques minutes plus tard Anne (la patronne du ciné) et Janine débarquaient avec... Azur, qui avait rebroussé chemin pour venir nous retrouver. Le temps de le dire, le reste de l'équipe nous rejoignait pour envahir la salle à dîner en contrebas: Frédo le photographe, l'animateur Dominique Vidal, Carole la co-programmatrice et deux ou trois autres, dont j'oublie noms et fonctions.
Bouffe moyenne mais chaleureusement partagée, discussion animée sur le déroulement de l'évènement, arguties sur le sens d'un même mot arabe au Maghreb et en Égypte, potins parisiens bien épicés...
Nous redescendons au tréfonds du cinéma vers une salle qui s'est tout-à-coup remplie. Et vers un film percutant mais parfois difficile à digérer: une combinaison de bandes dessinées, photos, vidéos floues ou tremblantes prises par des téléphones portables, témoignages oraux en arrière-plan ou projetés en blanc sur noir, courriels et twitters qui conjointement s'efforcent de donner une idée juste et complète des espoirs, atrocités et déceptions de la campagne électorale de 2009 à Téhéran, cet espèce de prologue de l'actuel soulèvement arabe.
Le plus dur pour Azur, c'est la longue scène où un garçon honnête, des plus ordinaire, assis simplement sur un banc de parc public, explique en détail, à sa cousine qui vient d'être libérée après des semaines de détention comme "provocatrice" (manifestante), comment il s'est retrouvé de l'autre côté de la barricade à matraquer, emprisonner et violer des gens comme elle, jusqu'à ce que l'assassinat gratuit de trois adolescents, commis au coin d'une rue sombre avec une bande d'autres "défenseurs de la Révolution islamique", l'écoeure suffisamment pour qu'il laisse tout tomber. Pour moi, le choc est plutôt de recevoir en plein visage les côtés violemment physiques et émotifs, parfois sanglants et macabres de ce phénomène sur lequel je réfléchissais dans l'abstrait et que nous appelons pudiquement le "Printemps arabe".
De toute façon, nous sommes assez secoués que nous n'avons pas la patience de rester pour le débat public qui suit, entre un savant historien du Moyen-Orient et un correspondant iranien d'un journal français de gauche, avec une journaliste du quotidien catho "La Croix" comme modératrice.
Lundi, dernier jour à Paris, nous tentons de joindre, avec plus ou moins de succès, les copains que nous avions promis de rencontrer mais que nous ne verrons pas faute de temps. Ce sont les Dubray et Frachon, Gérald et Paule, que nous avions connus ensemble à Aix mais qui vivent maintenant séparés en région parisienne (leur fils Julien, ironie du sort, a émigré à Montréal); Louis-B. Robitaille ex-correspondant de La Presse, qui vit entre Paris et Sète; et Marine Karbowski, la belle-fille peintre de Bernard Savonet.
Le personnel de l'hôtel aussi tient à nous faire ses adieux comme si nous étions de la famille. Le fils du proprio, "Monsieur Laurent", en particulier, nous entretient dans le bar pendant une bonne heure avant de nous permettre de grimper à la chambre finir nos bagages!
Au réveil, un taxi nous ramasse et nous emmène rue d'Anjou prendre Janine, puis à Orly au salon d'attente d'Air Caraïbes. Bon vol, nourriture agréable (malgré une crise aiguë d'indigestion de ma part) et vol pratiquement sans histoire qui nous dépose en fin d'après-midi au Lamentin. Là, nous ratons (comment? dans un aéroport grand comme ma poche?) les cousins Daniel et Charles, venus nous accueillir, mais pas le taxi Rodolfo qui nous descend avec une célérité inaccoutumée jusqu'à la Marina du Marin. Installation à bord, les voisins helvético-languedociens Michel et Florence, l'ami éternel Raymond Marie et le cousin Charles, qui a fini par nous rattraper, viennent célébrer ça dignement au rhum paille dans le cockpit arrière.
Depuis le dernier passage, il s'est ajouté à notre coin de Marina deux branches de pontons, foisonnantes de catas de plus en plus imposants.
. Ce qui vivait jadis au rythme d'un paisible village flottant sous un soleil tropical a pris des allures de banlieue en pleine croissance sous un ciel qui s'obstine à demeurer gris et pluvieux, depuis des semaines nous dit-on.

Une fois nos affaires bien casées et Janine un peu acclimatée à la vie à bord, nous faisons la connaissance mercredi matin du nouveau skipper, Moris, la quarantaine mince et athlétique, un visage un peu sėvère mais qui s'éclaire souvent d'un sourire qui le transforme en gamin. Il me paraît de bonne composition et sans prétentions, c'est bon signe pour un départ vers les Grenadines que nous voulons le plus hâtif possible.
Un peu plus tard arrivent notre femme de confiance, Henrietta, toujours aussi jeune -- quoique quatre ou cinq fois grand-mère -- et son fils Charles, dit Twiggy, qui nous accompagnera une fois de plus comme cuisinier et homme à tout faire. Pendant qu'ils se livrent au grand branle-bas de la préparation du Bum à une dizaine de jours en mer, nous allons avec notre passagère prendre un apéro au Mango Bay. Le patron hollandais nous accueille avec sa faconde habituelle et ce vieux vagabond de Pancho, qui a pris sa retraite de la vente d'agrès de pêche, vient prendre une bière avec nous.
De l'autre côté de la rue, l'increvable Lucille nous a réservé une table à Marin-Mouillage, car Azur a hâte de faire goûter à Janine la plus authentique cuisine locale. Au menu, coquille de lambis épicée et féroce d'avocat à la morue salée, suivis d'un abondant et goûteux poulet boucané accompagné de légumes-pays. Difficile de demander mieux.
Jeudi, il fait encore gris, mais on annonce mieux pour le lendemain. Ce sont donc les derniers préparatifs du départ: provisions "chez Annette", inventaire et vérification de tout l'équipement de bord et des instruments de navigation.
À mon habitude ici, je me lève avec la première lumière du jour vendredi et découvre un ciel déjà bleuté, semé de nuages floconneux prometteurs de beau temps et même d'un peu de vent. Nous levons l'ancre sitôt tout le monde à bord et les formalités remplies. Une fois la Pointe des Salines laissée à babord, une petite brise vient gonfler le génois pour nous pousser vers Sainte-Lucie sur une mer sans vagues... ce qui rassure notre amie Janine, dont c'est le premier jour de voile sous les Tropiques.
Les moteurs coupés, nous descendons à un modeste cinq noeuds jusqu'au charmant mouillage de Marigot Bay, dont nous voulons épater Janine. Nous nous y amarrons sans problème à une bouée libre en milieu d'après-midi, avant de partager un agréable repas que Twiggy est allé chercher dans un restaurant voisin. Un steel band joue dans un des bars-dancings derrière nous, mais ou bien il s'arrête très tôt, ou bien le son ne pénètre pas dans nos cabines, car nous dormons comme des bûches jusque bien après le lever du soleil.
Je pique une tête à l'eau en me levant sous un ciel presque sans nuages et nage jusqu'à la barre de sable qui ferme à moitié l'entrėe de la baie, où je cause quelques minutes avec les pilotes des taxis d'eau desservant les deux rives. Quand je remonte à bord, le déjeûner est prêt, tout le monde sur le pont. Moris et moi partons en annexe passer la douane, prendre des dollars EC (monnaie commune des Antilles anglaises) au guichet de la banque et faire quelques courses complémentaires.
C'est dans le calme plat que nous filons vers le sud, d'abord sous le vent de Sainte-Lucie puis celui de Saint-Vincent, jusqu'à l'étroite et profonde anse de Wallilabou et ses références ciné-flibustières.

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