27 avril 2014

Rhodes, sans Colosse ni Cousteau

Nous étions passés par ici il y a bientôt onze ans, à bord d'un paquebot beaucoup moins luxueux mais bien mieux nommé (le «Azur», bien sûr). Nous comptions parmi nos compagnons de route le médecin de bord (maintenant retraité) des expéditions du Commandant Cousteau, chaleureux méridional d'Aubagne plein de bonne humeur et d'anecdotes que ponctuait d'un rire claironnant sa compagne marseillaise. 
Nous nous voyions presque tous les jours, mangions et buvions ensemble et partagions bon nombre d'excursions à terre. Pas étonnant, dans ces conditions, que nous ayons été charmés par Rhodes, dont nos jambes plus jeunes avaient arpenté avec enthousiasme en leur compagnie la Vieille Ville crénelée et montueuse aux pavés inégaux. J'avais même écrit dans la lancée un poème évoquant le passé tumultueux de l'île et son célèbre colosse de bronze... sous la forme d'un sonnet classique, que j'ai égaré depuis.
Nous étions en conséquence un peu inquiets de retrouver Rhodes débarrassée des brumes flatteuses du souvenir et sans doute fortement touchée par la crise qui secoue la Grèce, particulièrement en ses régions les plus touristiques. Il n'y avait pas de quoi s'en faire. Rhodes «est toujours dans Rhodes» et n'a pas perdu un atome de son charme somnolent en cette magnifique journée juste tiède de la toute fin de son arrière-saison. 
Les vendeurs sont certes là, de bibelots peinturlurés par des Africains, de bronzes grecs antiques certifiés indonésiens, de nappes et napperons brodés à la machine, etc. mais elles et ils vous abordent avec une sorte de discrétion un peu paresseuse, quand ils ne vous laissent pas carrément venir. Il a fallu que je tâte une à une la moitié au moins des souples ou rêches éponges naturelles brunes et dorées d'un étal déserté de la promenade du port pour qu'un jeune femme en grande conversation avec une copine sur un banc voisin se lève et s'approche: «Ça vous intéresse? Les grandes sont à huit euros, les moyennes à deux... (elle jauge mon sac à dos un peu déglingué) euh, trois pour dix euros.» J'achète, évidemment.
En quittant le paquebot, nous avons été interpellés en français teinté de belge par un chauffeur de taxi. «Vous allez en ville?» Paul est effectivement né à Bruxelles d'un père grec qui a fini par ramener sa famille ici et qui vit toujours à près de 80 ans dans un village du sud de l'île, «pêchant chassant pis dansant» comme le Caillou-la-Pierre de Vigneault. Il allait nous promener jovialement pendant plus d'une heure dans la nouvelle (mais jolie) ville de Rhodes et sa périphérie — la Vieille Ville, piétonne et motocyclée, lui est interdite.
Après qu'il nous ait déposés, nous avons commencé par nous perdre non sans plaisir dans les ruelles souvent anonymes voisines de la Porte de Saladin. Mais désespérant de retrouver la taverne renommée de fruits de mer Romios, dont nous avions gardé si bonne mémoire, nous nous sommes bêtement rabattus sur le plus pimpant des restos rencontrés au coin d'une place. Erreur «touristique» par excellence. D'une terrasse aux trois-quarts vide, on nous a placés à la table sans doute la plus venteuse, on nous a servi des ouzos sur glaçon (au singulier) mesurés au microlitre et on nous a proposé une rondelette «cigala» (langouste grecque) de plus d'un kilo pour un prix que n'aurait pas dédaigné le plus chic des écaillers de Paris.
Comme nous hésitions, le garçon est revenu, l'air navré: «Je m'excuse, celle-là vient d'être vendue à une autre table. Mais j'en ai une autre un peu plus grosse... et un peu plus chère?» — «Combien?» — “Seulement 25 euros de plus...» Nous avons mangé du poisson grillé.
Si Azur a bientôt décidé de rentrer à bord digérer son coûteux mais assez correct repas, il en fallait plus pour me décourager. J'ai passé deux bonnes heures à tournicoter dans les dédales du pittoresque quartier juif, autour de la mosquée turque, près de l'église et des rues presque secrètes du voisinage arménien, tous ces vestiges remarquablement vivants d'un passé aussi long qu'hétéroclite et violent. 
Je suis revenu monter la rue «Ippotôn» que longent les sept médiévales auberges (une par pays d'origine) des antiques Chevaliers de Rhodes jusqu'à la place ensoleillée où se dresse la façade du magnifique Château des Grands-Maîtres de l'ordre, que j'avais jadis parcouru d'un bout à l'autre. Je suis repassé devant la venelle de bijoutiers où j'avais acheté pour Azur le premier vrai bijou que je lui offrais au lendemain de ma retraite, une élégante et minimale parure ciselée d'or et de platine — qu'elle n'a que bien rarement portée avant d'en casser récemment le collier.
Et comme la première fois, je suis remonté à bord en me disant qu'une seule journée ici, ça ne suffit pas, qu'il faut absolument que nous revenions un jour y passer au moins deux semaines de vacances.... Oui, mais quand?

Aucun commentaire: