02 janvier 2008

4 décembre 2007

Je me réveille juste avant le lever du soleil, au moment où Gérard contourne la pointe nord-ouest de Trinidad pour pénétrer dans le Golfe de Paria, qui sépare Trinidad du Vénézuéla et de l'Amérique du Sud. Un léger brouillard couvre la mer calmée et donne l'impression que les îles encore sombres qui peuplent le détroit flottent au-dessus des eaux, créant une atmosphère presque magique. À mesure que le jour se lève, cette impression se dissipe en même temps que la brume et nous suivons une véritable procession de cargos et de bateaux de pêche qui se dirigent vers le port très achalandé de Chaguaramas.
Celui-ci, niché dans une baie très bien abritée, est énorme et accueille aussi bien les navires commerciaux de toutes tailles que les plaisanciers, à qui un mouillage est réservé vers le fond près des marinas. Celles-ci, à la manière américaine, sont morcelées et gérées chacune à sa façon par des intérêts privés. Celle près de laquelle nous jetons l'ancre appartient à un hôtel et ne compte que quatre ou cinq quais fixes, plutôt que les pontons auxquels nous sommes habitués. Elle est mal équipée pour recevoir les catamarans, et nous décidons de demeurer au mouillage; de toute manière, le Bum sera hissé en cale sèche dans deux jours. Peu après avoir mouillé, nous voyons un gigantesque remorqueur amener et mettre en place une plate-forme pétrolière de bonne taille juste à l'entrée du port, là où nous sommes passés il y a une demi-heure. Curieux spectacle.
Le port est visiblement très bien outillé pour les travaux navals, tout y est bilingue (anglais-espagnol) et une galerie de restos et boutiques assure l'essentiel des besoins des arrivants: accastillage, provisions, vêtements, souvenirs, alcools locaux, location de voitures, etc. Nous passons à la douane, efficace et expéditive, puis à l'immigration, qui est tout le contraire: tatillonne, lente et assez peu sympathique. La préposée exige même que tous les occupants du bateau se présentent en personne devant elle, alors que partout ailleurs il suffisait d'apporter les passeports. Il faut donc qu'un de nous reparte chercher Azur avec l'annexe, tandis que l'autre garde sa place dans la file d'attente. Un bon café servi par de charmantes Trinidadiennes le long du quai nous console du contretemps.
Nous louons une voiture pour les trois prochains jours, autant pour nous balader que pour permettre à Gérard d'aller acheter les produits dont il aura besoin pour le nettoyage et l'anti-fouling du bateau. Heureusement, la demoiselle qui s'occupe des locations est rapide et sympa, et la petite Nissan qu'elle nous procure est propre et confortable. Le restaurant voisin est spacieux et assez joliment décoré, offrant une splendide vue sur le port, mais la cuisine n'est pas au même niveau -- c'est souvent le cas des cafés de marinas. Azur et Gérard subissent des poissons sans saveur qu'ils noient sous une sauce ultra-épicée, tandis que j'ingurgite sans plaisir un énorme hamburger à l'américaine (ben oui, pourquoi pas?). La corpulente et chaleureuse serveuse, Anna-Marie, fait très ouvertement les yeux doux à Gérard, qui ne sait pas trop comment le prendre!
Comme nous avions réservé par Internet notre hôtel et nos billets d'avion pour le retour au Québec, nous sentons le besoin d'aller confirmer sur place nos réservations. Ne connaissant pas bien la géographie locale, nous faisons l'erreur de commencer par traverser la ville. Après avoir tournicoté pendant une bonne demi-heure pour trouver le Kapok Hotel, moderne et très américain, mais confortable et bien situé, nous nous trouvons coincés dans un embouteillage monstre sur Charlotte Street, la principale rue du marché de Port-of-Spain. En compensation, il faut admettre que le spectacle en vaut la peine: sur une dizaine de coins de rue, les boutiques de toutes sortes débordent en étalages sur les trottoirs, où elles affrontent la concurrence de dizaines de camionnettes et de camions de vendeurs ambulants, entre lesquels circulent des milliers de piétons (surtout de piétonnes), des vélos, des motos et quelques malheureuses voitures comme la nôtre. Tout cela dans un concert de musique disparate, de klaxons, de cris de camelots, de disputes avec des clients, de gesticulations échevelées et d'un fabuleux bouquet de senteurs de fruits, de légumes et d'épices de toutes sortes. Sans compter les innombrables marchands de coco qui pour quatre sous (presque littéralement) vous débitent en dix secondes un grand verre d'eau fraîche...
Cela nous prend une grande demi-heure pour nous en sortir en direction de l'aéroport. Il faut nous taper encore une bonne heure de route dans une circulation très dense... pour apprendre que nous sommes venus pour rien: les bureaux d'Air Canada sont fermés l'après-midi; ils n'ouvrent que le matin et en soirée, et sont situés dans un complexe commercial voisin. Retour à Chaguaramas à la nuit tombante, cette fois par une autoroute qui contourne le pire de la ville. Ouf.
Mardi matin, Gérard et moi nous rendons avec l'annexe chez Peake Yacht Services, l'entreprise qui va s'occuper de sortir le cata de l'eau et de seconder Gérard dans les travaux d'entretien. Tout se règle assez facilement, à un prix qui nous paraît fort raisonnable mais dont nous découvrirons par la suite qu'il dissimule quelques attrapes et frais cachés. Nous nous en doutons cependant, depuis le temps que nous faisons affaire avec ce genre de services dans les ports de divers pays. Un second lunch au resto de la marina n'est pas meilleur que celui de la veille, mais nous n'avons pas le temps de chercher mieux. Il faut en effet ramasser tous nos petits et non seulement préparer nos bagages pour le retour à Montréal, mais encore faire place nette à bord à l'intention des gens qui ont loué le bateau pour la période de Noël et du Nouvel An. Après avoir vécu sur le Bum chromé pendant près de deux mois, nous nous rendons compte que tout ranger sans rien oublier n'est pas une sinécure.
En fin d'après-midi, Gérard nous amène au Kapok Hotel, où nous nous installons dans une fort jolie chambre, calme et fonctionnelle, avec vue imprenable sur le Queen's Savannah Park, le grand espace vert au centre de Port-of-Spain. Je profite de la confortable baignoire pour prendre mon premier vrai bain depuis le départ de Montréal, et m'offre une demi-heure de piscine -- fraîche -- par surcroît. Le lendemain midi, nous déjeunons au restaurant du dernier étage de l'hôtel, dont le menu, combinant cuisine locale, asiatique et polynésienne, nous surprend agréablement. En guise de promenade digestive, un taxi nous emmène faire le tour de la ville, pas très monumentale mais vivante et en pleine explosion (grâce à l'argent nouveau du pétrole). Sans doute le principal point d'intérêt est les "Seven Sisters", sept résidences palatiales, construites au tournant du 19e siècle dans des styles allant du moyenâgeux florentin au victorien biscornu, qui font face au parc, non loin de notre hôtel. Plusieurs sont dans un état de délabrement avancé, mais l'État et quelques groupes privés se sont lancés dans un effort plus ou moins harmonieux pour les retaper.
Le même chauffeur vient nous prendre jeudi matin pour nous entraîner dans une virée le long de la côte nord de l'île, où se trouvent les principales plages. Le bord de mer est abrupt, la route s'accrochant au flanc de falaises souvent spectaculaires, pour plonger de temps à autre vers une anse qui abrite une magnifique demi-lune de sable blanc, au-dessus de laquelle un village de pêcheurs fait graduellement place à des installations touristiques. Le coup d'oeil en vaut la peine, mais après une heure de caps et de grèves, nous décidons que nous avons assez vu la mer depuis sept semaines, et qu'un périple dans l'intérieur offrira plus d'intérêt.
Notre chauffeur est un peu désorienté par cette décision: il ne connaît pas les routes intérieures de la région et nous sentons qu'il hésite un peu à y risquer sa belle berline neuve. Nous comprenons vite pourquoi: la voie que nous suivons du village de Blanchisseuse vers la vallée d'Arima (beaucoup de noms français et espagnols par ici) alterne sans avertissement entre une route goudronnée assez moderne et des bouts de chemin de terre à peine passables, toujours en lacets étroits et vertigineux surplombés de mornes verts à pic et surplombant des ravins profonds. La végétation variée, semée de superbes bouquets de bambous géants et enguirlandée de lianes suspendues entre des arbres immenses, fait penser à celle de la Trace en Martinique, en plus grandiose encore.
Vers midi, nous arrivons au Asa Wright Nature Centre and Lodge, un hôtel niché au coeur d'un centre d'observations des oiseaux. Nous y prenons un plutôt sympathique repas communautaire à plat unique (un ragoût de porc savoureux et surtout bourratif) au milieu d'un groupe de photographes et d'observateurs fanatiques. Nous prenons ensuite le café (et le thé pour Azur) sur la véranda derrière, au milieu d'un papillonnement de petits oiseaux tropicaux de toutes formes et toutes couleurs, en particulier de spectaculaires oiseaux-mouches qui viennent becqueter aux bassins et aux mangeoires que le personnel approvisionne sans arrêt. Un moment enchanteur, qui valait le voyage à lui seul. Seul inconvénient, notre brave chauffeur, qui s'est littéralement empiffré au lunch comme s'il n'avait pas mangé depuis trois jours, ne cesse de roter et de péter pendant tout le trajet de retour, au grand inconfort d'Azur.
Vendredi et samedi nous nous reposons paresseusement, ne sortant que pour aller manger une fois au Veni Manje, un joli et bon restaurant de cuisine locale dont une des patronnes parle français et créole, et le lendemain à La Bastille, la seule vraie table française de Trinidad, qui fait heureusement honneur à sa réputation.
Dimanche matin, je décide que j'en ai assez de cette inactivité et pars seul, appareil-photo en bandoulière, pour me promener en ville. Les rues sont presque désertes, seulement clairsemées de petits groupes endimanchés qui vont à l'église ou en reviennent. Les Trinidadiens sont très pratiquants, dans une étonnante variété de religions: je vois des temples chinois, hindous, bouddhistes et une mosquée, en plus d'églises catholiques, presbytériennes, anglicanes, adventistes et baptistes. En passant devant un temple protestant, j'entends une magnifique chorale qui chante des hymnes de Bach et passe la tête dans la porte, le temps d'une photo. La préposée à l'entrée me fait un beau sourire et m'invite d'un geste à venir m'asseoir dans la congrégation. La musique est belle et il commence à faire sérieusement chaud dehors, l'invitation est donc bienvenue.
Un peu plus loin, je suis attiré par un bourdonnement d'activité autour d'une maisonnette décorée de panneaux publicitaires aux couleurs vives: c'est le quartier-général d'un Mas, ou club de participants (un peu l'équivalent des "écoles de samba" de Rio) au célèbre Carnaval local, le plus fameux de toutes les Antilles. Voyant mon intérêt, un des membres du groupe m'invite à entrer voir... à la condition de ne pas prendre de photos. Je comprends vite pourquoi: l'équipe composée d'une dizaine de personnes est occupée à concevoir et dessiner les costumes pour le Carnaval 2008, une opération qui doit se dérouler dans le plus grand secret, car elle débouche sur une compétition où la lutte entre groupes est féroce pour s'emparer non seulement des prix en argent mais surtout d'une gloire qui irradiera toute l'année qui suit. Je passe un charmant quart d'heure avec les carnavaliers, qui ont interrompu leurs travaux pour m'expliquer en long et en large les arcanes de l'événement.
Deux ou trois rues plus tard, un autre attroupement, autrement considérable, me barre le chemin. Des dizaines de gens font la queue devant un comptoir d'apparence minable, où on leur distribue des espèces de bouchées enveloppées dans du papier brun. Qu'est-ce que c'est que ça? "Ah monsieur! Le meilleur petit déjeuner trinidadien, ça s'appelle des "doubles" et vous ne pouvez pas dire que vous connaissez notre île si vous n'y avez pas goûté." - "Mais je viens de prendre un gros déjeuner à l'hôtel!" - "Qu'à cela ne tienne, je vous en offre deux gratuitement, au moins pour vous donner l'envie d'y revenir." Et le patron me tend deux petites crêpes fourrées de fèves cuites, l'une avec une sauce épicée, l'autre assaisonnée au fromage, ainsi qu'une boîte d'eau de coco. Impossible de refuser, même si je ne suis pas spécialement amateur de coco. Mais les "doubles" sont effectivement excellents.
Gérard, qui vient nous rejoindre à l'hôtel ce dimanche midi pour notre repas d'adieu, m'avouera d'ailleurs que les "doubles" sont devenus son mets de prédilection chaque matin sur le chantier naval. Nous en profitons par ailleurs pour faire le point sur les travaux -- et les entourloupes qui les accompagnent: Peake nous oblige à acheter chez eux, au prix qu'ils fixent sans discussion possible, tous les produits dont nous avons besoin, et à n'embaucher comme aide que leur propre personnel. Ce qui fait grimper sérieusement la facture, mais bon. Pas le choix. Pour le reste, ça va. Le skipper prévoit avoir terminé au milieu de la semaine et rentrer à la Martinique au plus tard dimanche (il a un cours à prendre à Trinité à partir de lundi le 10). Et tout sera prêt pour nos clients de charter, quand ils arriveront le 22 ou 23 décembre. Nous nous embrassons avec un peu d'émotion, car nous savons que nous ne nous reverrons pas avant plusieurs mois...
Le lendemain soir lundi, en effet, nous prenons l'avion d'Air Canada qui doit nous ramener à Montréal. Comme le voyage coïncide avec la première tempête de neige de la saison au Canada, notre vol est parti de Toronto très en retard, et notre départ s'en trouve reporté de près de deux heures, que nous passons à nous tourner les pouces dans un hall d'aérogare pratiquement désert (il est minuit ou presque). Heureusement, l'avion est assez confortable et le personnel de bord, quoique fatigué et nerveux, fait assaut de gentillesse pour nous amadouer. L'arrivée à l'aéroport Pearson se fait dans une quasi-tourmente, et comme bon nombre de vols sont annulés par la tempête, il est difficile de nous recaser sur une navette pour Montréal. C'est donc seulement vers midi que nous arrivons enfin à franchir l'énorme banc de neige qui bloque presque l'entrée de la maison de la rue Wilderton, complètement vannés et bien résolus à consacrer le reste de la semaine à un cocooning réparateur.

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