04 avril 2015

Cinquante-et-unième (Poisson d'Avril 2015)

Depuis trois jours, nous retrouvons vraiment nos habitudes et nos réflexes martiniquais, grâce à la première moitié du tour de l'île sur le Bum chromé; nous devrions célébrer en fin de journée à l'escale de la Trinité notre 51e aniversaire de vie commune.

Nos amis Évelyne et Jean ont débarqué samedi dernier à l'heure prévue à l'aéroport du Lamentin, malgré un départ tardif de Montréal. Évelyne est depuis près de trente ans le médecin de Marie-José, et au long des années est devenue une amie. Pendant que Twiggy allait déposer leurs bagages dans leur cabine à bord, nous avons dignement fêté leur première arrivée en Martinique par un punch au nouveau bar Numéro-20 de la Marina, puis sommes allés déguster un excellent souper de cuisine «métissée» au Zanzibar, une récente découverte face à la minuscule plage du Marin.
Le Dimanche des Rameaux a été consacré à l'installation et à l'acclimatation de nos hôtes. Pendant qu'ils partaient à pied visiter notre voisinage et les alentours de la belle vieille église du bourg, Marie-José et moi nous livrions aux derniers préparatifs avant le départ en mer.
Lundi matin, lever par une pluie diluvienne. Ça n'augure pas si bien de l'imminent sortie du port, mais la chère Henrietta, le sourire brillant sous son parapluie noir, passe un moment nous apporter un peu de gaieté et un bel avocat vert luisant. Quelques minutes plus tard arrivent son fils Twiggy chargé de croissants et de pommes cannelles, puis le skipper Marco avec ses longues tresses brunes, son baluchon de marin et ses agrès de pêche.
Avant même de déjeûner, nous hissons le gennaker (grande voile souple et ultra-légère adaptée au «petit temps» et au vent léger, qui va effectivement nous être fort utile). Un dernier grain assez vif marque notre départ dans la passe du Marin, puis nous jouissons d'un joli vent d'est et de beau temps ininterrompu pour toute la course vers l'ouest au large de la Côte Sud: Le Marin, Rivière-Pilote, Sainte-Luce et Le Diamant défilent par tribord. Nous faisons un crochet vers la rive pour qu'Azur puisse faire admirer son village natal à ses copains montréalais avant de repiquer au large pour une bonne vue du Rocher du Diamant.
Courte remontée sans problème et accostage à la Grande Anse d'Arlets (souvenir ému d'une soirée de 1977-78 terminée ici en chantant assis dans le sable de la plage, une bouteille de rhum vieux entre les genoux, avec Gilles Vigneault, son acolyte Claude Fleury et notre ancien complice et amphitryon Jean-Marie Deschamps). Le cousin Charles Larcher nous attendait sur le quai afin de nous emmener au Diamant pour l'apéro. Retour par la vieille route tortueuse vers un dîner de poisson sympa mais inégal à Grande Anse, suivi d'une tiède et paisible baignade sur la plage familiale. Mouillage tranquille dans la baie pour la nuit.
Temps frisquet (pour la Martinique) au réveil, plongeon rapide derrière le bateau en guise de toilette matinale. Bon déjeuner nonchalant, départ peu avant 9h avec une jolie brise de 15 noeuds tout le long de la Baie de Fort-de-France, sous un ciel d'azur moutonné de nuages éclatants. Navigation relativement rapide — 7 noeuds — avec grand-voile et gennaker, sans moteur sauf à la toute fin en arrivant à Saint-Pierre. Pour une fois, la Montagne Pelée, déshabillée de ses sempiternels nuages, dévoile toutes ses splendeurs en camaïeus de verts multiples et veloutés sous un soleil vif. Photos à ne pas manquer.

La Pelée comme on la voit rarement!



Débarquement au vieux quai, battu d'un perpétuel ressac au milieu de son étonnante grève de sable noir; hélas, le beau marché du bord de mer vient de fermer à midi pile, il faut nous contenter de petites provisions banales avec Twiggy dans un «8 à 8» voisin du port, pendant que Jean et Évelyne se baladent dans les ruines de l'éruption de 1902.
Un taxi vient nous prendre pour nous amener à la Plantation Depaz, dont la solennelle allée d'entrée bordée de palmiers royaux ne manque jamais de nous charmer. Très bon dîner autour de l'«arrivage du pêcheur» dans le décor rustique du Moulin à Cannes, puis approvisionnement en superbe rhum vieux à la boutique voisine, tandis que nos amis visitent les pédagogiques installations de la rhumerie derrière. Sieste paresseuse et coucher tôt au mouillage en amont du quai, en prévision de la longue étape d'aujourd'hui, où nous devons contourner toute la pointe nord de l'île.
Déjeûner hâtif de fruits frais et pâtisseries locales, et nous levons l'ancre pas longtemps après le lever de soleil. Grâce encore une fois au gennaker et à une brise de terre légère mais favorable, nous remontons à un bon rythme la sauvage et magnifique côte nord du versant caraïbe. Une fois dépassé le dernier village du Prêcheur, puis la dernière trace de vie humaine à l'habitation Céron, il n'y a plus que les falaises abruptes et les petites anses de sable noir aux végétations robustes aggrippées aux pentes pour résister aux bourrasques marines. L'air est si transparent qu'on voit nettement l'ensemble du profil sud de l'île voisine de la Dominique, pourtant distante d'une trentaine de milles.
Lorsque nous doublons la pointe extrême nord où se blottit le bourg de pêcheurs de Grand-Rivière derrière son monumental brise-lames, les choses se gâtent encore plus que prévu. Le ciel demeure beau, semé de nuages ouatés, mais le vent a viré au sud-est, directement face à notre cap, et forci jusqu'à beaufort 5-6 avec des poussées à 7 (soit de 23 jusqu'à une trentaine de noeuds). Ce qui ne nous donne pas d'autre choix que de tirer de longs bords vers l'est-nord-est qui nous éloignent de notre destination puis de rabattre vers le franc sud et la côte. La seule alternative serait de ferler les voiles et de trottiner au moteur à 2-3 noeuds le long des rives pendant sept ou huit heures, secoués comme un panier de salade par le vent et la houle croisée.
Même là, ça nous prend de 11 heures du matin jusqu'à plus de 16 heures pour redescendre sur le flanc atlantique ce que nous avions remonté en à peine deux heures sur le flan caraïbe! Heureusement, le calvaire est interrompu par un joyeux cri de Twiggy: «Poisson!» 

Un joli barracuda de plus d'un mètre, avec sa longue tête typique aux gros yeux ronds, s'est pris à la ligne de pêche que nous laissions traîner dans le sillage de la jupe babord. Après une courte mais vive bataille, notre cuisinier parvient à le hisser à bord puis entreprend de l'écailler et de le nettoyer, malgré la vague violente qui l'oblige à des manoeuvres acrobatiques.
 C'est épuisés, affamés et, pour certains, avec un soupçon de mal de mer que nous accostons enfin au quai de Trinité... pour trouver tous les restaurants et la plupart des épiciers fermés. Comme nous n'avions rien mangé depuis le petit déjeuner à Saint-Pierre, nous improvisons tant bien que mal un dîner tardif marqué de quelques averses, avant d'aller mouiller au large de l'École de Pêche pour une nuit réparatrice. Sagement, nous décidons de remettre à demain 2 avril la célébration au champagne du notre 51e anniversaire...

Aucun commentaire: