25 avril 2015

Dix ans... Pfffuitt!

Nous ne nous étions pas vus depuis près de dix ans... et dès que nous nous sommes retrouvés jeudi, c'était comme si le temps avait miraculeusement été aboli. La blonde et mince Yvonne Cotton nous attendait à la sortie du terminal des croisières de Palma de Majorque et nous est aussitôt tombée dans les bras, le visage traversé de l'immense sourire que nous n'avions jamais oublié. «Je n'arrive pas à y croire», a été sa première réaction. 
 Nous nous étions connus lors d'une croisière d'Alexandrie à Singapour à l'automne 2005, marquée de façon indélibile par l'attaque ratée de pirates somaliens contre notre mini-paquebot, le Seabourn Spirit. Elle voyageait avec son mari majorquin, Pepe, depuis peu atteint de la maladie d'Alzheimer mais jouissant encore de bonnes périodes de lucidité au cours desquelles il nous charmait par sa culture, son humour et son français élégant, pimenté d'une touche d'accent catalan. 
 Nous avions notamment passé une adorable semaine de flânerie à travers les Seychelles, pendant que le carénage local réparait les trous faits dans les flancs de notre navire par les grenades somaliennes. Nous dévorions ensemble les spécialités créoles locales, copinions sur les hauts-fonds de sable blanc avec des poissons-anges, avions des tête-à-tête bizarres avec des tortues géantes plus que centenaires et contemplions, bouche bée, les «cocos de mer», ces grosses noix à deux cosses qui font irrésistiblement penser d'un côté à une paire de testicules gigantesques, de l'autre à un arrière-train féminin bien galbé orné d'une fort réaliste touffe de poils pubiens. 
 Même si nous ne nous étions fréquentés qu'un peu plus d'un mois, le courant passait si fort que nous n'avons jamais perdu le contact, nous écrivant surtout par Internet. Depuis le décès de Pepe il y a cinq ou six ans, nous nous jurions toujours de nous revoir, sans trop y croire. Il y a deux ans, nous nous étions ratés de peu, Yvonne s'embarquant sur un autre paquebot Seabourn à Montréal... tandis que nous étions partis baguenauder avec ma nièce Geneviève à Barcelone! Ah, ces Bums chromés... 
 Quoi qu'il en soit, dès qu'elle a vu sur Facebook que nous étions à bord d'une croisière qui faisait escale à Majorque, elle a annoncé qu'elle venait sans faute nous prendre au débarquement dans le port de Palma, et ne nous lâchait pas de la journée. Elle nous a aussitôt enfournés dans sa Mercedes blanche pour nous entraîner dans un expédition magique à travers l'île qu'elle adore depuis au moins 40 ans, et habite depuis bientôt trois décennies: «Pas question de tout vous montrer, ni même d'insister sur les "must" habituels. Je vais vous balader dans mes coins favoris, vous faire voir ce qui devrait vous donner l'envie de revenir.» 
 Après une rapide traversée de la jolie mais très touristique capitale, elle a pris une route de campagne vers la côte ouest, la plus abrupte et la plus sauvage de Majorque (patrimoine mondial de l'Humanité, selon l'UNESCO). Pendant deux heures, nous avons zigzagué sur des chemins en lacets spectaculaires, parfois plongeant vers de beaux villages de pêcheurs, parfois nous faufilant sous les murs de pierre dorée ou au-dessus des toits de tuile rouge des somptueuses résidences semées à flanc de falaise par les «gens riches et célèbres» depuis un siècle, quand l'archiduc Ferdinand d'Autriche (de la famille de celui dont l'assassinat avait déclenché la Première Grande Guerre) s'était installé dans le coin – dont il avait acquis une bonne partie.
 Après l'apéro dégusté à la terrasse d'un hôtel aussi campagnard que raffiné, face au monastère qui avait abrité jadis les amours fameuses de Chopin et George Sand, nous sommes descendus doucement dans la «vallée cachée» des Oranges, un monde à part, coupé par la Serra de Tramontana du reste de l'île, dont il a vécu séparé dans une quasi totale autarcie jusqu'à ce que le percement d'un tunnel routier crée entre les deux un lien plus facile d'utilisation que les seules liaisons maritimes et les sentiers de muletiers alors existants.
 En cours de route, nous avons croisé le curieux petit train électrique en bois (alimenté – depuis 1919! – grâce à une turbine rudimentaire mue par l'eau d'une cascade voisine) qui jadis transportait les récoltes d'oranges et de citrons jusqu'à la côte pour embarquement vers l'Espagne et la France, et qui maintenant ne sert que de curiosité touristique.
 Le tout s'est terminé, inévitablement, vers les deux heures «de la tarde» par un festin de fruits de mer dans un charmant restaurant avec vue imprenable sur le port le plus proche. La paëlla arrosée d'un rosé de José Ferrer («une bodega appartenant à un parent de Pepe», a souligné Yvonne) était bonne, bien sûr, mais le sommet gastronomique est venu en entrée, sous la forme d'un sublime carpaccio de poulpe tranché mince comme un papier de soie et arrosé d'une huile d'olive parfumée à l'orange – locale, il va sans dire. Le tout flanqué de fondants canellonis au fromage et aux herbes comme seuls les Catalans savent les faire, encore mieux que les Italiens les plus patentés. Et suivi d'un coñac Cardenal Mendoza d'un fruité presque caramélisé.
 Pendant qu'Yvonne nous ramenait à petit trot au port de Palma, nous avons continué d'égrener une décennie de souvenirs, nouvelles mutuelles et confidences, un exercice rendu un peu laborieux par le fait que n'ayant pas eu l'occasion de le parler depuis des années, notre amie (originaire de Southampton) avait en grande partie perdu l'usage du français... ce qui ne l'empêchait pas de renouer, avec ma pure franco-créole d'Azur, la plus belle complicité.
 Inutile de dire que c'est avec un pincement au coeur qu'à la tombée de la nuit, nous avons senti le MSC Musica se décoller tout doucement du quai pour sortir en ronronnant de la belle Baie de Palma, ceinturée par les lumières blanches et dorées de la ville en train de s'attabler pour un souper tardif typiquement ibérique. Cette journée restera sans doute de loin la plus mémorable du voyage, mais elle n'en aura pas été la seule bonne surprise.
 Après cinq jours et demi de traversée ininterrompue de l'Atlantique — dans une remontée vers le nord qui nous a sortis de la zone tropicale vers un climat maritime beaucoup plus frisquet —, nous avions d'abord renoué avec plaisir avec Madère, découverte et appréciée lors d'une précédente traversée il y a quatre ou cinq ans. Une excursion offerte par le bateau nous a ramenés dans des lieux déjà visités, notamment le vertigineux Cabo Giraõ et ses 580 mètres de plongée directe dans la mer. Nous en avons profité pour nous approvisionner en bons vins liquoreux locaux, notamment un Terrandez de 20 ans de barrique que j'ai hâte de déboucher à Montpellier. 
 Deux jours plus tard, c'était au tour de Malaga, que nous avions traversée en coup de vent il y a plus de trente ans, chassés par l'invasion bruyante et étouffante de ce qui nous paraissait des millions de touristes surtout germaniques. Cette fois, malgré la présence de deux ou trois bateaux de croisière, la ville était beaucoup plus paisible. Mais surtout, comme nous l'a expliqué Patrick, le taxi d'origine toulousaine sur lequel nous sommes tombés par hasard, elle s'est refait une beauté qui la rend infiniment plus agréable à vivre.
 S'improvisant guide officieux, notre chauffeur (de père français mais de mère andalouse) nous a promenés le long de la rive en partie réaménagée en promenade, puis à travers un centre élégant piqué de bouquets de verdure, et enfin sur les hauteurs de l'alcazaba et du castello, avec leurs végétations spectaculaires et leurs vues paronamiques sur pratiquement toute la Costa del Sol. Nous réconciliant par le fait même avec une très vieille cité qui, effectivement, mérite mieux que sa réputation.
 Aujourd'hui, c'était enfin l'escale à Malte, un lieu pour moi mythique... dont je parlerai sans doute dans un prochain chapitre, une fois que j'en aurai un peu digéré l'expérience...

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