22 février 2016

Au pays de Mafalda et des trois papes

C'est dangereux de se faire une idée d'un lieu sur la base de ses lectures. Mais quand c'est tout ce qu'on a? Et surtout quand ça vous donne une irrésistible envie d'y aller?
Pour moi, Buenos Aires jusqu'à samedi, c'était le monde absurde et envoûtant de Jose Luis Borges, l'humour vitriolique de Quino (Institutrice: "L'Argentine produit surtout?" — Mafalda: "Des déprimés?"), le mélange d'interlope et de gastronomie du Pepe Carvalho de Vasquez Montalban (le quintette de Buenos Aires) et récemment la canaillerie de haut vol de Perez Revelte (le Tango de la vieille garde).
L'accostage au port hyperactif, bourdonnant, emmuré d'un empilage apparemment infini de conteneurs multicolores de Hamburg-Süd, Hapag-Lloyd, China Trans, Prague-Exp etc., ne donne pourtant pas le goût d'y débarquer.
Heureusement, dimanche matin, une fois la barrière portuaire franchie et rendus au Terminus maritime Quinquela Martin juste en face, nous tombons entre les mains de deux charmants et efficaces porteños authentiques, le chauffeur Enrique et la guide-traductrice Agustina. «Je ne suis pas une vraie guide, précise celle-ci; je suis traductrice mais la directrice d'Accueil BA m'a demandé de vous prendre en charge pour la journée.» Et quelle journée! Nous n'aurons vraiment rien à en regretter.
Ça commence par une rapide tournée du centre-ville historique et monumental. Buenos Aires est une métropole géante qui a voulu être le «Paris de l'Amérique» mais qui a plutôt fini en improbable mais étrangement attirant amalgame des beaux quartiers (7e, 16e, Neuilly) de la Ville Lumière, de Washington DC autour du Mall, du Raval de Barcelone et des vertigineux secteurs financiers de New-York ou Hong-Kong, le tout en plus vert et plus fleuri.
Chaque secteur a sa personnalité et son style bien marqué, même s'ils ont tendance à s'interpénétrer. On passe insensiblement de la bohême populaire de San Telmo aux attrape-touristes flagrants mais colorés et rigolos de La Boca... mais une fois la transition faite, on ne peut pas s'y tromper: au bout de deux heures à peine, je n'ai même plus besoin de consulter la carte pour savoir dans quel coin nous sommes!

La «Republica de la Boca» est l'ancien quartier mal famé voisin du  port fluvial, qui a été désaffecté et transformé en promenade longeant une boucle du Rio de la Plata presque complètement tapissée des herbes coupées charriées par les flots limoneux du fleuve. Le voisinage a été envahi et peinturluré avec une joyeuse extravagance par une alliance (typique ici) de commerçants de toutes trempes et de jeunes artistes plus ou moins contestataires. Les premiers ont phagocyté les rez-de-chaussée, les seconds squatté les arrière-cours et les étages avec un résultat détonnant! 



Contournant deux papes François (l'original est un Argentin bon teint, s'il faut le rappeler) — un en statue vivante et l'autre en trompe-l'oeil à un balcon en face, nous saluons bien bas un ersatz de Diego-la-main-de-Dieu, en tricot rayé No. 10 («Prenez votre photo avec Maradona», dit l'affichette) et une sirupeuse danseuse de tango en jupette noire fendue et bas résille à la recherche de partenaire(s), pour nous attabler devant une bonne bière au second de la douzaine de cafés dont les tables bancales et les parasols verts, jaunes et rouges occupent sans la moindre gêne toute la rue piétonne devant nous.
L'atmosphère est tout autre un quart d'heure plus tard à l'angle de Perú et Estados Unidos, où nous plongeons dans la cohue beaucoup plus locale du marché aux puces dominical de San Telmo. 
Première escale, une échoppe d'antiquaire façade genre 1920 dont le contenu évoque irrésistiblement Borges: un bolide de Fangio rouge vif à pédales format bambin voisine avec un Boeing 707 chromé sur pied de bois noir verni devant un miroir vénitien terni et sous un formidable lustre de cristal. Je demande poliment «Photo, SVP?» — «Na!» réplique un sosie du papa de Manolito, affalé dans un fauteuil en osier dont il ne risque pas de se soulever pour aussi peu que l'entrée de deux clients.
Dix pas plus loin, un métis sombre aux yeux bridés propose tout un étalage de «matés», ces calebasses décorées dans lesquelles on sert le breuvage national du même nom, qui se boit au moyen de la bombilla, un chalumeau métallique servant de filtre. Je pointe vers un modèle plutôt sobre: «¿Cuanto?» — «Ciento.» — «Olá! Momento!», proteste Agustina, qui connaît les prix. Nous finissons par nous entendre, mais au sourire du vendeur, je vois que je me suis quand même fait avoir. Et pis après?
Quelques rues plus loin, calle de la Defensa, nous pénétrons dans l'univers unique de la Pulperia Quilapan, plus vieille épicerie-boucherie de la ville devenue restaurant branché. Azur ne voulant pas entendre parler de manger au soleil dans la cour briquée, on nous improvise un mini-salon de trois chaises de bistrot autour d'une table de zinc appuyée à l'antique comptoir des épices et conserves.
Les entrées de cerf et sanglier en escabèche sont alléchantes... mais en ce milieu d'été, il n'y a ni l'un ni l'autre gibier. Nous nous contenterons donc d'un plat unique: pour moi, bife de Chorizo saignant respectable entouré d'incroyables papas croquantes (pommes de terre au four, coupées en cubes et rissolés dans une huile pimentée); pour Azur, le rôti d'agneau annoncé est en réalité une épaule complète qui doit bien faire plus d'un kilo et dont la peau craquante recouvre une chair d'une tendreté presque crémeuse! Avec, il va sans dire, un malbec local au-dessus de tout reproche. Et des «flans» au dulce de leche à faire cailler d'envie les meilleures crèmes renversées européennes. C'est Pepe Carvalho qui aurait apprécié.
Peu après, je rencontre mon troisième Pape François, qui nous reçoit sous la forme d'une affiche géante à l'entrée de la belle mais pas exceptionnelle cathédrale dont il fut le curé et l'archévêque avant d'être appelé à Rome. Déjà, on lui pardonnerait d'être le dernier-venu dans le quatuor éclectique et plutôt marrant de divinités du panthéon populaire local (avec Fangio, Maradona et Mafalda). Mais comme de plus son côté terre-à-terre et assez anti-establishment le distingue de ses prédécesseurs (condamnation de la peine de mort, charge à fond de train contre le projet de muraille-anti immigrants de Donald Trump aux USA et, encore plus surprenant, acceptation de la contraception comme arme contre le Zika), même un vieux croûton anti-clérical comme moi doit avouer un penchant favorable.
Nous continuons la journée par un bref coup d'oeil au Cabildo, superbe ancienne mairie de style colonial espagnol transformée en musée municipal, et un arrêt au MALBA, le Musée d'art moderne qui contient quelques trésors de l'art sud-américain du 20e siècle, notamment de Frida Kahlo, que j'aime beaucoup.
Et pour finir, retour à San Telmo, où les successeurs de cet ultra-capitaliste de Manolito commencent à ranger leurs étalages sous les yeux attristés de ce dernier et le sourire goguenard de la reine du quartier, Mafalda, assise sur son modeste banc au coin de la Defensa, où ses admirateurs (dont nous sommes bien sûr) font la queue pour le privilège de poser à ses côtés.
Agustina et Enrique nous ramènent à travers une circulation dense mais civilisée côtoyant une promenade bigarrée de flâneurs du dimanche soir, le long de la plus large avenue de la planète, Avenida del 9 de Julio (140 mètres d'un trottoir à l'autre), jusqu'à la gare maritime où nous nous disons adieu juste avant le crépuscule.
Hasta luego, amigos porteños...

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