08 février 2016

Lima redécouverte

J'étais venu à Lima une seule fois, en juin 1968. C'était alors une métropole latine de trois millions d'habitants, totalement chaotique... et d'un charme irrésistible. Des centaines de milliers de voitures cabossées y roulaient à tombeau ouvert et klaxon hurlant autant sur les grandes avenues rectilignes que dans les petites rues tortueuses, toutes vierges du moindre feu de circulation mais chargées de panneaux signalétiques illisibles ou contradictoires. 
La monnaie locale, le sol, se négociait au marché noir aux deux-tiers du tarif officiel pour des dollars américains ou canadiens — il suffisait de louer un taxi vétuste et pétaradant et de faire trois fois le trajet entre une banque du centre et un changeur interlope sur un marché miteux des bidonvilles (parfois eux-mêmes adossés aux remparts coiffés de barbelés des milliardaires de Miraflores) pour doubler son capital, qu'il fallait ensuite dépenser aussitôt pour échapper à un capricieux contrôle des changes... 
Quand nous y avons débarqué, dimanche il y a huit jours, je ne savais vraiment pas à quoi m'attendre après tout ce temps, mais j'étais résolu à partager avec Azur mes quelque peu inquiètes retrouvailles. Je m'en faisais à tort. Nous avons été étonnés, certes, mais surtout pas déçus. 
La capitale péruvienne, éternellement grise de ciel, mais toujours bigarrée de décor et remuante de populace, a maintenant neuf millions d'habitants, encore plus de bidonvilles qu'avant (beaucoup sans toit, car il n'y pleut pour ainsi dire jamais et n'y fait guère plus soleil), elle a acquis des bouquets de feux de circulation très décoratifs et des affichages plus explicites qui n'ont rien changé au style far-west de conduite de ses automobilistes. Elle a mis de l'ordre dans sa monnaie, mais n'a rien perdu de son plaisir de vivre et de ses spectaculaires contradictions. 
J'ai eu la chance de tomber au dernier moment (par Internet) sur Claudia, débrouillarde voyagiste de Peru-Excepcion, qui nous a trouvé comme par magie le chauffeur William, imperturbable et acrobatique, et la guide Sofia, menue, décidée et parlant un excellent français. Avec eux, nous avons passé une fameuse journée limeña... 
Cela a commencé par la surprise de retrouver, en débouchant sur la Plaza San Martin, mon logis de jadis, le monumental Gran Hotel Bolivar, rénové mais dans le scrupuleux respect de son style original des années 1920; à la suite d'un heureux malentendu, j'y avais occupé pendant quatre jours la Suite présidentielle du 2e étage, dotée non seulement d'un bar-salon privé — et bien approvisionné! — mais d'une immense salle de bain dont la porte-fenêtre s'ouvrait sur un balcon en fer forgé surplombant le coeur de la plaza! Mais revenons à nos llamas! 
Un savoureux lunch typiquement péruvien de «causuchis», de fruits de mer et de poulet en sauce à l'ail précédé de pisco sours puis arrosé d'une bière Cusqueña, dévoré à un terrasse voisine de la Plaza de Armas, a servi de prélude à la visite du remarquable Convento de Santo Domingo. Comme plusieurs anciens monastères sud-américains, c'est un véritable village monacal emmuré en plein milieu de la ville, avec sa grande église doublée de deux ou trois chapelles, ses quatres cloîtres (dont le principal aux arcades peintes de couleurs vives et décorées d'azulejos), son école à la superbe bibliothèque genre «Le Nom de la Rose», ses multiples locaux résidentiels, réfectoires, salles de travail, ateliers, entrepôts... 
Nous avons enchaîné sur une tournée dans un quartier populaire un peu déglingué truffé de grappes de petites échoppes couvertes de graffitis ludiques et vendant ici des instruments de musique, là de l'électronique, ailleurs des meubles faits main, des tissus ou de la quincaillerie. 
Puis une virée contrastante dans les quartiers huppés de Miraflores — devenu bien plus commercial nickelé et touristique que dans mes souvenirs — et de Barranco, demeuré résidentiel avec des relents bohèmes de bon ton dans ses cafés et ses parcs en bord de mer. Nous avons fait un arrêt presque obligé au très joli musée colonial Pedro de Osma, qui étale ses trouvailles parfois incongrues de l'ère espagnole puis du 19e siècle dans un bel hôtel particulier tout blanc niché dans un jardin fleuri. 
Après une balade sur le front de mer, nous finissons la journée en flânant sous la houlette de Sofia dans un merveilleux et pédagogique musée préhistorique, dont la succession de salles égrènent les outils, les bijoux et l'art des multiples cultures pré-incas qui ont peuplé en particulier les régions  côtières désertiques et les collines plus fertiles des contreforts des Andes. D'autant plus fascinant que ce volet de l'histoire péruvienne était encore inconnu lors de mon premier séjour — sa découverte et son exploration commençaient à peine à la fin des années 1960. Azur, prétextant l'âge et la fatigue, en profite pour se faire promener en fauteuil roulant. 
Le retour à bord s'effectue au crépuscule sans trop de peine, mais avec une lenteur parfois exaspérante au milieu d'une circulation infernale et désordonnée qui, elle, correspond exactement à la mémoire que j'en avais gardée.

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