08 février 2016

Valparaiso, vire au guindeau! Goodbye fare you well...

Le nom seul résonne avec des accents de légende, évoquant les exploits des cap-horniers des siècles passés, les chants de marins dans toutes les langues, le balancement des grands trois-mâts rangés à quai face aux bouges voyous du port...
Valparaiso, jadis un des pôles mondiaux du trafic maritime avec Southampton, New-York, Rotterdam et Singapour, ruinée il y a un siècle par l'ouverture du Canal de Panama puis renée de ses cendres comme coeur intellectuel du Chili, dix fois dévastée par les incendies et les catastrophes naturelles et chaque fois reconstruite, n'a rien perdu de ses attraits.
Même sous un ciel lourd et un soupçon de crachin, la vue est spectaculaire du pont de notre paquebot qui roule encore, même solidement amarré au Muelle Pratt. Au-dessus des silhouettes grises des vaisseaux de guerre, des forêts de mâts et de grues, des barrages de conteneurs et des gratte-ciels modernes du port et du centre-ville,  les troupeaux désordonnés de maisons multicolores grimpent à l'assaut des collines en amphithéâtre, comme dans un poème de Neruda!
Quoique nous ayons échoué dans toutes nos tentatives pour trouver un guide francophone, nous n'allons pas nous priver d'une visite dont nous rêvions depuis des décennies. Par pure chance, à un comptoir du VTP (gare des paquebots), nous tombons sur une dame cinquantenaire amoureuse de Paris et des chansons d'Édith Piaf, qu'elle entonne avec Azur dans un enthousiasme flagrant mais un unisson défaillant, au grand ébahissement de ses collègues préposés au change et à l'info-visiteurs.
Elle a tôt fait de nous trouver une voiture confortable et un gentil chauffeur grisonnant, Ivan, qui parle un anglais très compréhensible. Il a bien le défaut de vouloir à tout prix mettre de l'avant le chic rebâti à coups de dollars touristiques du bord de mer et de la banlieue balnéaire clinquante de Viña del Mar, mais nous finissons par lui faire comprendre que plage et shopping ne sont pas ici nos priorités.
Il nous ramène alors dans l'atmosphère très 18-19e siècle de la Plaza Sotomayor, ancien noyau de la vie portuaire, et à travers le vieux quartier d'affaires voisin, dont les temples bancaires et financiers un peu délabrés mais décorés de portiques, colonnes et volutes ne sont pas sans ressemblance avec le Vieux-Montréal avant sa boboïsation.
Une première grimpette modérée nous hisse devant le Musée marin et maritime et surtout le Paseo 21 de Mayo, pittoresque promenade ornée d'un kiosque en fer forgé et de l'accès à l'Ascensor Artilleria, un des quinze funiculaires centenaires qui desservent les principales collines. «Au début, c'était hydraulique, explique Ivan. Puis il y a eu des chaudières à vapeur chauffées au charbon, et aujourd'hui les câbles sont mûs à l'électricité... mais les rails en pente raide et les cabines vitrées sont toujours les mêmes.»
Re-plongée sur le centre-ville et remontée vertigineuse vers le Cerro Alegre le long de routes en lacets aux tournants abrupts où le moindre croisement avec un cheval de bât anachronique ou une autre voiture (ou pire, un camion vieillot et surchargé) est un périlleux exploit.
Les rues aux allures d'escaliers sont bordées de petites maisons qui rivalisent de couleurs vives et contrastantes, du rouge sang au vert irlandais en passant par le bleu ciel, le jaune vif, toutes les nuances du mauve clair au violet profond et du vieil or, de l'ocre et du brun roux. Ici et là un trou dans les façades, comme une dent arrachée d'une gencive, est presque toujours dû à un effondrement causé par un fréquent tremblement de terre. «La légende urbaine, précise notre intarrissable guide, dit que les teintes des maisons sont la conséquence des arrivages et des variations du coût des peintures qui nous provenaient d'Europe. Avec le temps, la coutume s'est imposée et chaque résident qui se faisait construire avait à coeur de stupéfier ses voisins par une façade encore plus voyante et originale.» Qu'on en balaie une vue d'ensemble d'en bas le long du port, ou qu'on soit plongé dedans au hasard du dédale d'un des dizaines de cerros (collines) de la ville haute, le résultat est unique.
L'étape suivante est le pélerinage à La Sebastiana, la fameuse maison perchée que Pablo Neruda, immense poète et alors sénateur communiste, s'était fait construire à la pointe extrême d'une des falaises les plus escarpées du Cerro Bellavista, avec une vue panoramique sur la ville et le port. Transformée en original musée,  elle accueille dans un climat bon enfant, fidèle à la mentalité de son créateur, des centaines de visiteurs quotidiens, qui ont tout loisir de circuler à volonté dans ses quatre étages, culminant dans un nid-de-pie aux vastes baies qui était le cabinet de travail de l'auteur du Canto General.
Pour terminer, Ivan nous emmène le long d'une corniche étroite et tordue vers le centre du Cerro Concepcion, sans doute le plus folklorique de tous avec son carrefour «des six coins» où se croisent autant de rues aux tracés improbables. Il nous dépose vers 14h30 devant La Colombina, sanctuaire valparaisien de la cuisine de fruits de mer.
La salle spartiate et haut perchée est éclairée d'amples fenêtres ouvertes sur trois côtés, qui offrent aussi bien une perspective à travers un profond ravin sur le cerro d'en face aux hautes maisons rouillées et décolorées et aux toits abîmés, visiblement victimes d'un récent séisme mais toujours habitées, qu'une jolie vue sur le port et la mer houleuse au loin. Elle est presque vide à notre arrivée, mais se  remplira rapidement de familles et de groupes animés.
Deux serveuses en longues robes noires tombant sur des baskets colorés nous servent d'abord l'incontournable et délicieux pisco sour, puis un ceviche et un tartare d'avocat aux crevettes et à la truite, enfin deux énormes portions d'un tendre colin juste poêlé, poivré et arrosé de citron vert, reposant sur un lit de petites pommes de terre crémeuses et presque sucrées, écrasées à la fourchette. Avec un blanc du pays (Viña de las Croces) sec mais peu acide, une savoureuse façon de faire nos adieux à une ville unique et chaleureuse qui aura de plus la bonne idée, au moment où notre paquebot quitte le port, de se couvrir d'un manteau de soleil éclatant. 

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