14 février 2016

La légende du castor errant...

...Ou comment l'emblème national de l'un peut devenir l'ennemi national de l'autre.
L'histoire est trop belle et trop invraisemblable pour ne pas être vraie. Il y a quelques décennies, un couple canadien entreprenant eut l'idée géniale d'utiliser les gigantesques espaces forestiers de la Terre de Feu pour élever du castor et en revendre les peaux sur le marché de la fourrure de l'hémisphère nord.
Ils importèrent donc une cinquantaine de castors dans la région d'Ushuaïa et les installèrent dans une concession obtenue de l'État, séduit par cette formule inédite de développement dans un pareil coin perdu. Hélas, au bout de quelques années, ils ont découvert que (sans doute faute d'un hiver assez rigoureux), la fourrure du castor immigré n'est pas assez riche et épaisse pour intéresser les fourreurs de New-York, Paris ou Londres. Dépités, ils ont relâché leurs captifs dans la nature sub-australe et sont disparus du tableau.
Mais les castors, eux, ont pris goût à leur nouveau pays. D'une part, ils n'y trouvent aucun de leurs prédateurs habituels: ni ours, ni lynx, ni loups, ni renards gris, et donc peuvent se reproduire et s'occuper sans risque à construire autant de barrages et de huttes qu'ils en ont envie. D'autre part, ils ont appris à se délecter d'un arbre local particulièrement répandu et savoureux, qui remplace avantageusement les saules et peupliers du Nord canadien, aussi bien comme nourriture que comme matériau de construction.
Résultat, il existe aujourd'hui en Terre de Feu une population estimée à près d'un quart de million d'expats canadiens à queue plate sans la moindre valeur marchande mais gros et gras (30-40 kilos) que leurs ruses d'Iroquois héritées d'ancêtres nord-américains rendent quasi impossibles à chasser et à détruire... et qui continuent à trouer les forêts de l'extrême-sud de marécages hérissés d'arbres morts... lesquels, étant donné la lenteur de reproduction des espèces végétales du coin, prennent pas loin d'un siècle à se repeupler. Il suffit de se balader quelques heures dans le Parc national de la Terre de Feu pour en voir partout les traces.
Pas besoin de dire que le castor canadien n'est pas en odeur de sainteté chez nos amis argentins et chiliens voisins du Pôle Sud...
Cela dit, la dernière semaine dans le sud du Chili et la Terre de Feu nous a transportés dans un autre et fantastique univers d'une beauté sauvage.
Au nord de l'archipel, à partir de Puerto Montt (sans intérêt sauf comme point de départ pour les hauteurs à l'intérieur du pays que nous ne verrons pas), des vents de trente noeuds et des houles frangées de blanc de trois à quatre mètres ont contrarié la navigation et rendu acrobatique la circulation à bord.
À Iquique, comme nous allions débarquer au moyen d'une navette, l'escale a été suspendue moins de deux heures après le mouillage, les quelques dizaines de passagers déjà rendus à terre ont été réembarqués tant bien que mal et nous avons levé l'ancre avant l'heure.
L'étape suivante, Coquimbo, a été carrément escamotée: comme nous avons pu le constater en passant au large, de superbes crêtes de cinq mètres enjambaient le brise-lames qui devait protéger le port et se fracassaient dans le bassin intérieur, déclaré inutilisable pendant deux jours par les autorités maritimes. À bord du Mariner, la piscine du 11e étage, qu'on avait négligé de vider, était agitée de vagues assez fortes pour déborder et venir éclabousser le pont... et les quelques hardis passagers qui osaient s'y aventurer.
Heureusement, ça s'est un peu calmé à Chacabuco, petit port moderne de la Patagonie bien abrité dans le creux du fjord d'Aysen. Paysage spectaculaire à l'embouchure rappelant la Norvège et le Saguenay, puis à terre un curieux monde pastoral de pêcheurs, d'éleveurs de boeufs et de moutons encadré de montagnes aux pentes raides dont la verte végétation — c'est le milieu de l'été par ici — est crevée ici et là d'éperons rocheux gris et ocre.
La région vit en quasi-autarcie, sans route directe qui la relie au reste du Chili. Il faut soit faire un long détour en voiture ou en bus par l'Argentine voisine, soit prendre l'avion ou un ferry assez coûteux pour atteindre le nord plus clément du pays — ce qui fait que pratiquement tout ce qui n'est pas produit sur place est hors de prix, alors que les revenus sont très modestes.
Les maisons souvent de bois aux couleurs plutôt sobres, les champs et paturages coupés par des bosquets de résineux ou des rideaux imprévus de peupliers de lombardie secoués par le vent, rappellent à la fois le far-west américain d'antan et notre Abitibi et Côte-nord du Saint-Laurent.
La vie est simple et dure, les gens ont une mentalité de colons déterminés, costauds et travailleurs, bien loin du stéréotype du latin nonchalant. Bon nombre ne sont pas d'origine espagnole mais sont venus ici depuis deux générations de divers pays d'Europe centrale et du nord. Notre guide elle-même est une jeune Américaine du Colorado, arrivée pour une mission écologique... puis demeurée là conquise par le pays et le mode de vie chaleureux et solidaire, malgré les difficultés.
Les deux jours suivants nous ont plongés dans l'univers encore plus déroutant de l'Archipel du grand sud chilien, où les sommets enneigés des Andes viennent se jeter directement dans le Pacifique, qui y a grugé un extraordinaire et capricieux labyrinthe d'îles rocailleuses de toutes tailles et de toutes formes.
Ici et là s'enfonce un fjord aux parois abruptes partiellement tapissées d'une végétation sombre et effilochées de nuages fouettés par de fortes brises marines. Ailleurs, c'est une cascade bondissante qui dévale capricieusement des falaises sculptées par le vent, ou encore un glacier dont les surfaces grises empruntent une vallée sinueuse pour venir se fondre dans la mer.
Et comme pour ponctuer ce panorama parfois traîtreusement doux, parfois âpre et en rappeler les dangers, sur plusieurs pointes dentelées et récifs déchiquetés sont demeurées accrochées les épaves rouillées, parfois éventrées, de cargos naufragés dont le capitaine du Mariner, au passage, nous récite les noms.
Après ça, l'arrivée à Punta Arenas, le principal port du Détroit de Magellan et la métropole la plus au sud de la planète, est une totale surprise. Ce que j'avais vu il y a bientôt cinquante ans comme une petite ville très provinciale de peut-être vingt mille âmes recroquevillée sur sa rive sableuse, battue de bourrasques enneigées atteignant souvent les cent km/heure, est maintenant un «boom town» de 120 à 150 mille habitants, riche de ses traditionnels élevages de moutons mais encore plus d'une nouvelle industrie d'hydrocarbures et de produits chimiques.
Les nouveaux quartiers, parfois de petites barraques de bois et de taule bâties à la va-vite, parfois d'élégantes résidences sentant la récente prospérité, parfois d'édifices commerciaux un peu tape-à-l'oeil, grugent sur l'ancien centre-ville aux façades cossues mais vieillottes des familles d'éleveurs de moutons, puis en divergent dans toutes les directions, sans le moindre plan directeur, jusqu'aux centres commerciaux périphériques criards et à l'amoncellement de boutiques et d'entrepôts de la Zona Franca qui fait face à l'extrémité est du port.
Après une visite rapide de la ville même, un car d'excursion nous emmène vers une vision sans doute aseptisée mais instructive du «monde des pionniers» magallaniques, l'Estancia Rio de los Ciervos, jadis le noyau d'un grand élevage ovin aux pâturages presque sans limites.
Un premier hangar agricole est devenu un mini-cinéma où tourne en boucle un documentaire étonnamment bien fait et commenté dans un langage assez poétique sur l'histoire et l'avenir de la région, à la suite duquel nous circulons le long d'une serie de vitrines abritant des diaporamas qui en reprennent avec réalisme diverses scènes.
L'entrepôt principal voisin a été transformé en une salle de réception pour groupes de touristes qui ne rappelle rien tant qu'une des grandes «cabanes à sucre» commerciales des Laurentides ou de la Beauce québécoise. Assis à de grandes tables de bois peint, on nous sert le pisco sour accompagné de bouchées de fromage de brebis et de (délicieuses) petites empanadas à la viande et au fromage fondu.
La maison de maîtres cossue est un bizarre hybride d'hacienda sud-américaine et d'hôtel particulier européen, meublée entièrement à l'allemande ou à la scandinave et décorée d'une riche collection de fusils, pistolets et casques à pointe du début du 20e siècle.
En début de soirée, il fait encore un temps splendide, inhabituel dans ce climat humide et maussade, quand le Mariner pique droit au sud entre les belles îles montagneuses aux sommets piqués d'une glace qui étincelle au soleil qui nous séparent de la longue côte découpée et semée de taches de lumière de la Terre de Feu. Et comme l'été austral prolonge la journée jusque passé les 22 heures, nous passons le gros du soir qui tombe à prendre je ne sais plus combien d'«avant-derniers verres» en contemplant un spectacle que nous ne reverrons sans doute plus jamais. Inoubliable.
Au matin, nous assistons à l'accostage au nouveau «môle des croisières» d'Ushuaïa, petit village de pêcheurs Yamana devenu colonie pénitentiaire argentine puis la presque-grande ville la plus australe du monde et un symbole international de l'écologie en action.
L'agglomération est beaucoup plus ordonnée et plus pimpante que sa rivale chilienne deux fois plus grande, Punta Arenas, et tout aussi dynamique. Elle déroule plutôt harmonieusement ses nouveaux quartiers formés en minorité de jolies maisons et de condos chics, en majorité de HLM proprets couverts de tôle ondulée de couleurs vives sur la rive du Canal du Beagle, dernière voie navigable d'un océan à l'autre avant le mythique Cap Horn et le continent antarctique.
Nous traversons rapidement en autocar le centre-ville, concentré hétéroclite de filiales d'entreprises technologiques de pointe et de commerces fortement orientés vers le tourisme jeune (anoraks et bottes fourrées, kayak, randonnée pédestre, escalade...) pour emprunter les derniers kilomètres poussiéreux et caillouteux de la route nationale No. 3 en cours de finition, qui va se terminer en cul-de-sac au coeur du Parc national de la Terre de Feu. Dans un style rustique bordé de résineux  qui me fait irrésistiblement penser à la route de Trois-Pistoles à Squateck dans le Bas-du-Fleuve de mon enfance.
Notre car nous promène lentement en cahotant d'un site grandiose (Baie d'Ensenada, avec son bureau de poste sur pilotis, le plus au sud du continent, faisant face à une haute muraille de pics enneigés) à un autre plus charmant (Lago Roca où évoluent majestueusement d'étranges cygnes blancs au cou noir) à une rivière aux eaux sombres (La Pataya) dont les ruisseaux affluents sont partout ponctués de marigots un peu macabres au bout desquels on entrevoit les restes... de barrages de branchages vermoulus érigés là, sans aucun doute, par des castors canadiens! 

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