15 mars 2016

La surprise de Manaus

Manaus est un choc. Je m'attendais à une ville plus ou moins endormie, plus ou moins décrépite, étouffée par la jungle, telle que mes vieilles lectures et mes souvenirs de sa quasi-voisine péruvienne Iquitos il y a une quarantaine d'années me la faisaient imaginer.
Et voilà que nous acostons dans une métropole brouillonne mais bourdonnante d'activité et d'énergie qui, loin d'être dominée par la jungle, la pénètre et se l'approprie de toutes les façons: source d'aliments, de matières premières, d'inspiration culturelle, de loisirs et de tourisme. Et gigantesque «poumon vert» malgré la chaleur lourde et moite.
Deux millions d'habitants, la plupart indigènes ou métissés, souvent pauvres mais joviaux et débrouillards, sans fracture raciale apparente. Un mélange d'architecture ultramoderne vitrée et nickelée qui commence timidement à s'élever en hauteur au-dessus des constructions hâtives et désordonnées d'une ville-champignon, avec dans le centre des îlots d'édifices centenaires parfois délabrés mais élégants et le plus souvent en cours de rénovation et de transformation dans un style orné et vivement coloré qui rappelle les villes portugaises de province.
Les anciens palaces abandonnés des magnats du caoutchouc de la Belle Époque deviennent des boutiques chics et achalandées, des cafés folkloriques ou cosmopolites, des galeries d'art, des centres culturels, des bibliothèques ou des clubs sportifs. Un incroyable exploit, si l'on tient compte qu'à part le bois de la jungle et la boue du fleuve, il n'existe ici aucun matériau de construction: tout ce qui est pierre, béton, verre, métal a été et est encore importé par bateau, le plus souvent d'Europe. Financé par de nouvelles industries techniques ou traditionnelles, résidentes imprévues mais bienvenues d'une «Zona Franca» pourtant éloignée de tout marché majeur!
Le bord du fleuve est à l'image du reste. Vers l'amont, des quais de bois vermoulu, un fatras de barques de toutes tailles plus ou moins en état accostées ou simplement tirées sur la rive, où vit une population qui subsiste au jour le jour. Et juste à côté, un port moderne en pleine action, où cargos, paquebots de croisière (à près de mille km de la mer, comme à Montréal!) et pimpants bateaux de tourisme fluvial se pressent autour de deux immenses quais qui sont, en réalité, de monstrueux pontons flottants reliés à la terre par des passerelles articulées. Ce «porto flutuante» est une solution imaginative et nécessaire dans un environnement où les crues et décrues de l'Amazone font varier le niveau de l'eau d'une bonne douzaine de mètres selon les saisons.
La croisière, encore une fois, n'a pas pu nous trouver une voiture avec un guide francophone. Elle n'a sûrement pas fait de grands efforts, car un appel au secours au bureau local de l'Alliance française nous a déniché en moins d'une demi-heure (et pour le tiers du prix - voir l'agence Heliconia ) la charmante et blonde Ivanise, brésilienne mais qui a vécu à Paris et qui s'est empressée de nous faire partager sa voiture et sa passion pour sa ville d'adoption.
À tout seigneur, tout honneur. Nous avons commencé par le mythique et peu vraisemblable «Opéra de la jungle», l'ocre roux et blanc Teatro Amazonas, entièrement importé ici de 1884 à 1896, depuis les structures en acier anglais jusqu'au dôme de tuiles alsaciennes aux couleurs flamboyantes du drapeau brésilien, en passant par le fer forgé parisien des balcons et les colonnes de marbre italien. 
Une sympathique guide indienne aux yeux aussi noirs que ses tresses nous en a relaté l'histoire dans un anglais impeccable, tout en nous entraînant du parterre à la salle de bal aux coulisses et aux loges d'artistes le long d'interminables escaliers et corridors. Inauguré par Caruso, sa renaissance après un demi-siècle d'éclipse dans les années 1970 a été soulignée par Luciano Pavarotti. Depuis lors, des concerts et spectacles de très haut niveau s'y succèdent deux ou trois fois par semaine et forment le pivot d'une vie culturelle éclectique au centre-ville.
Pause gourmandise à la terrasse du voisin Tambaqui de Banda, dont le plat quasiment unique est (on s'en doute) le tambaqui, gros poisson purement amazonien à la chair blanche, servi découpé en deux flancs (les «bandas») et grillé, accompagné d'une sauce piquante et d'un mélange de riz et de haricots blancs. Délicieux et abondant: un demi-tambaqui est amplement suffisant pour nous trois, après l'inévitable et savoureuse caipirinha — ayant pesté contre l'absence de porto, Azur a tout de même bu la sienne jusqu'àla dernière goutte sans même s'en rendre compte. Et pour finir, un de ces onctueux flans au caramel, ici appelé «puddin'», comme seuls les lusophones en ont encore le secret — depuis que les Français se sont égarés dans le cul-de-sac des crèmes brûlées, qu'ils auraient dû laisser à leurs inventeurs catalans.
Ivanise nous trimballe au gré de sa fantaisie et de ses préférences à travers la ville, percée de grandes avenues croisant une grille de petites rues étroites aux façades disparates et multicolores. Deux étapes marquantes: la première est le marché municipal dont la façade portugaise est prolongée par une halle de fer et de verre rappelant à la fois les anciennes Halles parisiennes et la Boqueria de Barcelone, mais en réalité importée d'Écosse; le second est un très joli parc face au bord de mer, dont le vaste fronton de fer forgé donne sur un canal où circule tout en bas un bras mineur de l'Amazone, sous le regard sévère de quelques statues officielles que démentent des allées de sable aux méandres paresseux. Celles-ci sont, dit Ivanise, un des rendez-vous favoris des habitants de la ville, avec les étranges pavés d'ondes noires et jaunes de la Place du Théâtre, qui sont censées représenter la rencontre des eaux des deux fleuves Rio Negro (noir) et Solimões (ocre clair) juste en aval de Manaus pour former l'Amazone proprement dite.
Fascinante, mais épuisante visite — c'est pour une fois avec soulagement que nous regagnons la climatisation excessive du Mariner, après six heures passées tout habillés dans un véritable bain turc... dont notre guide nous assure pourtant qu'il s'agit d'une journée tempérée, accueillie avec soulagement par la population après une vague de «vraie» chaleur. Pfiou!
Les jours précédents, nous avons fait l'impasse d'abord à regret sur Recife, dernière escale atlantique au Brésil, ayant besoin de récupérer de nos petites folies de Rio et São Paulo, puis sans état d'âme sur Alter do Chao, dont la fameuse plage interminable sur l'Amazone ne nous passionnait pas vraiment.
Par contre, nous avons pris la navette pour une courte escapade sur les sentiers de terre jaune de Boca de Valeria, seul «village indigène» au programme sur tout le parcours du grand fleuve. Je le dis entre guillemets, car le site a clairement été apprêté et aseptisé «ad usum touristi», avec une population largement composée de beaux enfants aux grands yeux noirs habitués à s'agglutiner en grappes souriantes autour des sans doute fréquents visiteurs. 
Néanmoins, c'était notre unique chance de toucher un peu du doigt la réalité locale, faite de maisons de bois peint sur pilotis qu'on n’atteint qu'en grimpant un raide escalier... flanqué ici et là d'une borne électrique qui alimente une gigantesque soucoupe de télé par satellite! Les seules constructions en dur, également surélevées (sans doute en prévision des crues du fleuve) sont la coquette église peuplée de saints naïvement sculptés et colorés, l'école primaire à classe unique et le poste de police.
Un petit café-terrasse en haut de ses huit marches abruptes nous offre, pour deux dollars tout compris, une fort bonne bière et un thé glacé parfumé d'un fruit inconnu mais odorant, sur fond de musique tonitruante d'origine indéterminée. En contrebas, la galerie d'artisanat réussit à me tenter à l'achat d'une canne de bois tordu à tête d'oiseau et d'une sarbacane emplumée à la fonctionnalité plus que douteuse. On est touriste ou on ne l'est pas!

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