30 mars 2016

Un prolongement à la «Démocratie citoyenne»

Dans la foulée d'une série d'intéressants échanges, parfois assez «musclés», avec des interlocuteurs de Syriza et de Podemos France et plus récemment du mouvement DiEM25 lancé par l'économiste et ancien ministre grec Yanis Varoufakis (auquel je me suis inscrit en tant que citoyen européen de nationalité française), je suis amené à élargir et à préciser la réflexion de base qui a inspiré mon projet de Démocratie citoyenne.
Je crois toujours fermement que toute réforme sérieuse de l'économie doit être précédée d'une réforme en profondeur du système politique «démocratique» inventé et imposé par l'Occident. Cependant, je sens le besoin d'expliquer dans quel contexte d'ensemble se situe ma proposition d'un nouveau régime de gouvernement, pour qu'on comprenne mieux non seulement le mécanisme lui-même, mais les objectifs à long terme qu'il doit poursuivre.
Dans le monde actuel, il y a trois grandes idéologies, trois visions «totalitaires» (en ce sens qu'elles affectent tous les aspects de la vie en société) offertes aux peuples: celle du libéralisme-individualisme née au Siècle des Lumières en France, en Angleterre et en Écosse, celle du socialisme-communisme élaborée dans l'Allemagne et la France du 19e siècle, celle de l'islamisme intégriste qu'ont ressuscitée les groupes musulmans radicaux au 20e siècle (les autres grandes religions ne prétendent pas à une emprise totale sur la société, à l'exception du judaïsme sioniste qui ne cherche pas à s'étendre hors de ses frontières, donc ne sont pas en cause). La première idéologie est encore dominante, mais en perte de vitesse suite à une série de crises et de scandales; la seconde a probablement reçu un coup mortel avec l'écroulement de l'empire soviétique; la troisième, même si elle est tournée vers le passé plutôt que l'avenir, gagne du terrain dans de nombreuses régions du monde, sans doute dû surtout aux carences des deux autres. 
Ce que je suggère, comme le font un nombre croissant d'activistes des mouvements citoyens contestataires, est qu'il est indispensable et urgent d'imaginer une quatrième option idéologique, un quatrième «mythe» ou récit original et distinct à présenter avec force aux populations de la planète. En effet, face aux multiples injustices et inéquités du monde où nous vivons, la contestation est nécessaire mais ne peut demeurer strictement négative; à moins d'avoir un verso positif, inspirant, elle demeurera stérile et finira par mourir. 
Mais cette nouvelle vision ne surgira pas par miracle de la masse du peuple, comme veulent le croire et l'espérer certains activistes. Il faut des intellectuels, des philosophes, des économistes, des politologues, sociologues et historiens pour lui donner une forme solide, de la structure, de la cohérence. Pensez à ce que serait aujourd'hui le libéralisme s'il n'y avait pas eu Locke, Montesquieu, Adam Smith, Jefferson, Constant, Stuart Mill; à un socialisme sans les apports de Proudhon, Karl Marx, Engels, Jaurès, Lénine; à un islamisme militant sans ben Abdelwahhab, Sayyid Qtab et les théoriciens des Frères musulmans. 
Hélas, presque tous les penseurs sur lesquels nous devrions pouvoir compter pour la prochaine étape sont prisonniers des ornières mentales du libéralisme d'une part, du socialisme de l'autre et donc incapables de voir la réalité de notre monde changeant, où la plupart des vieilles «vérités» qu'ils acceptent aveuglément sont rendues obsolètes par les forces opposées mais convergentes (et parfois combinées) des technologies et de l'écologie et par l'émergence d'une classe citoyenne instruite et lucide qui ne tolère plus qu'une supposée «élite» de politiciens et de financiers la mène par le bout du nez.
À mon avis, une nouvelle «carte du monde» proposant des débouchés positifs à la contestation de l'ordre courant devrait se développer selon quatre axes de réflexion, tous orientés vers le futur: (a) la préservation de l'environnement et de la santé de la planète, (b) le bon usage et l'intégration sociale et culturelle des nouvelles technologies, en particulier de l'information, (c) le transfert du pouvoir politique direct des mains des élites traditionnelles vers l'ensemble des citoyens instruits et informés, et (d) la redéfinition du rôle et des limites des «communautés» comme intermédiaires entre l'individu isolé et les entités publiques et privées trop vastes et trop puissantes qui dominent nos sociétés. 
Alors que les trois premiers thèmes tombent sous le sens et peuvent aisément faire consensus, le dernier, plus sujet à controverse, mérite un supplément de justification. Depuis plus de deux siècles, notre crédo individualiste a bien joué son rôle dans la définition et la réalisation des Droits de la personne humaine. Mais un respect trop strict de ce dogme devient aujourd'hui un obstacle à l'évolution saine de nos sociétés. Des communautés, soit «naturelles» (selon le genre et la préférence sexuelle, l'âge, la race, etc.) ou optionelles (par adhésion volontaire, tels les religions, les groupes d'intérêts politiques, sociaux ou économiques, les ONG...) reprennent de l'importance, non pas par nostalgie passéiste, mais en tant que nécessaires médiateurs entre des individus devenus impuissants et des institutions: administrations d'État, système judiciaire, organismes publics internationaux ou corporations et conglomérats privés, ayant acquis une taille et des pouvoirs inhumains, surtout dans les grands pays et les agglomérations géantes (São Paulo et ses banlieues à eux seuls ont 40 millions d'habitants) dont les populations sont de moins en moins harmonieuses et de plus en plus agitées de conflits soit entre elles, soit avec les autorités. Ces communautés nombreuses et variées sont devenues à bon droit des composantes majeures de la «société civile». 
Or pratiquement toutes nos lois et nos règles de fonctionnement jurdique et social se fondent sur les droits et les obligations de la personne individuelle, sans permettre une définition — incluant d'indispensables limitations —, inspirée par une vision plus «collective», du rôle des multiples types de communautés dont pourtant nous sommes tous membres. Toute tentative pour penser autrement est stigmatisée du terme devenu insultant de «communautarisme». Pourtant, je suis convaincu qu'une sorte de «Charte des droits et obligations des communautés» devrait s'ajouter à la «Charte des droits de la personne» dans une nouvelle idéologie de référence qui donne effectivement, et non sur une base purement théorique comme c'est maintenant le cas, le pouvoir aux citoyens.
Voilà en raccourci le cadre général de la réflexion qui m'a guidé dans l'élaboration du mécanisme politique inédit que j'expose dans «Démocratie citoyenne» (pour lequel, en passant, je cherche toujours un éditeur). Si je me suis concentré sur le troisième de mes axes de pensée, celui du régime politique, c'est seulement parce que je crois impossible de mener à bien les transformations exigées par les trois autres si on ne rompt pas d'abord l'embacle qui freine tout changement significatif en arrachant le pouvoir à des élites qui ont tout intérêt à ce que rien ne change. 
Mais il est clair que la rédaction d'une nouvelle idéologie, d'un nouveau «récit» global ou mythe unificateur capable d'affronter et, idéalement, de détrôner les trois idéologies existantes, ne peut se contenter de proposer une réforme politique mais doit comprendre et structurer l'ensemble des quatre axes dans un édifice intellectuel cohérent exprimé par un discours simple et convaincant.

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