Nous sommes arrivés à Trinité en début d'après-midi dimanche. La baie valsait dans un tourbillon de folie carnavalesque causé par le Prologue du Tour, une régatte autour de trois bouées qui ne faisait pas formellement partie de la course, mais servait simplement à définir l'ordre des positions au départ du lendemain.
Cela n'empêchait pas l'excitation d'avoir gagné tous les occupants de la centaine de catamarans et des encore plus nombreuses embarcations à moteur -- du scooter de mer au yacht de pêche en haute mer, en passant par les canots, les zodiacs de toutes tailles, les vedettes rapides -- qui encombraient la baie. Gérard a dû se livrer à de véritables tours de passe-passe pour nous trouver un mouillage correct; inutile de dire qu'il y est parvenu, près de la rive où se trouve l'École de Pêche régionale.
En fin d'après-midi, nous sommes rejoints par nos premières passagères, Jessica et sa fille Naomi (12 ans), qui viennent s'ajouter à Pauline (9 ans), la fille de Gérard. Jessica est une nièce d'Azur qui vit à Washington; nous avions vécu chez elle le "bogue de l'an 2000", la nuit du 1er janvier du nouveau millénaire. Comme d'habitude, elle passe ses vacances chez sa mère à Goyave, en Guadeloupe. Apprenant que nous allons suivre le Tour des yoles, elle a décidé, à notre grand plaisir, de venir vivre deux jours à bord avec nous avant de repartir vers les USA via Pointe-à-Pitre.
J'interromps ici le flux du récit pour fournir quelques précisions hautement encyclopédiques sur l'événement que nous allons vivre et son contexte. Les yoles étaient à l'origine des barques de pêche typiquement martiniquaises: longues, étroites et légères, fonctionnant à rames et à voile.
Elles ont depuis longtemps perdu leur rôle utilitaire, mais ont conservé une vocation sportive lors de multiples régattes qui, pour les gens de l'île, suscitent une véritable passion. La semaine du Tour -- une invention d'un vieux copain à nous, Georges Brival -- est depuis un quart de siècle le sommet de ce sport, l'équivalent du Tour de France pour les cyclistes.
Il faut dire que peu de compétitions nautiques offrent la couleur, le drame et l'imprévu d'une grande course de yoles. Imaginez une meute d'élégants canots effilés surmontés de voiles multicolores, affrontant des vents de 15 à 25 ou même 30 noeuds et des houles de deux à trois mètres, soit parfois le double de la hauteur de leur bordage. Leur configuration particulière les oblige à de nombreuses manoeuvres et virements de bord, si bien que malgé leur vitesse de pointe élevée, il est relativement facile pour les spectateurs de les suivre d'assez près dans leurs propres bateaux. Ce qui ajoute grandement à l'intérêt du spectacle.
Anomalie pour des voiliers, les yoles sont en effet des bateaux à fond rond, sans la moindre quille ni dérive ni safran. Elles font une dizaine de mètres de long par deux ou un peu plus de large et sont dotés d'un seul mat planté tout à l'avant, portant une voile carrée tenue par deux vergues en V et manoeuvrée par deux à quatre hommes.
À l'arrière, trois équipiers actionnent la godille, une longue rame qui sert à la fois de gouvernail et d'aide à la propulsion. Sur le côté, une demi-douzaine de perches coulissantes (on les fait glisser d'un bordage à l'autre au moment des virements de bord) supportent autant d'hommes qui courent dessus ou s'accrochent dessous avec une agileté de singes: leur tâche est de préserver l'équilibre instable de la barque, périlleusement penchée vers l'autre côté par la force du vent dans la voile; à l'occasion ils doivent même sauter à l'eau pour alléger l'embarcation!
Enfin, le long du flanc sous le vent, deux ou trois écopiers s'acharnent presque comiquement à vider l'eau qui parvient toujours à embarquer, parfois même remplissant la yole à ras-bord et la faisant caler ou chavirer -- ce qui évidemment stoppe net sa progression. Mais quand tout va bien, une yole habilement manoeuvrée semble surfer sur la crête des vagues, poussant des pointes à plus de quinze noeuds!
Par tradition, une course de yoles commence sur une plage et se termine sur une autre. Une paire de bouées rouges et blanches délimite plus spécifiquement les lignes de départ et d'arrivée, à quelques mètres de la rive.
Cette année, elles sont 18 à prendre le départ, dont trois ou quatre avec le statut de favorites pour gagner le Tour, et deux ou trois autres considérées comme outsiders capables de remporter une ou l'autre étape. Toutes portent le nom de leur commanditaire, sauf Rosette, propriété d'un fanatique, Alex Rosette, qui finance en grande partie lui-même son bateau et son équipage.
Quand nous nous sommes levés lundi matin, les grands canots aux couleurs vives dormaient sur la plage, renversés et dématés, leurs "bois" (mats, vergues et perches) sagement rangés à côté d'eux. Vers 7h30, les équipages et les suiveurs sont arrivés pour entreprendre les préparatifs.
Une heure plus tard, les yoles étaient toutes mises à l'eau, les mats montés, et les voiles parfois blanches, mais plus souvent rouges, bleues, jaunes, oranges, mauves ou vertes, commençaient à se déployer. Joli spectacle. Pendant ce temps, l'imposante flotte de bateaux spectateurs (dont le Bum chromé) levait l'ancre pour aller se positionner le long du parcours.
Le Tour se déroule en sept étapes, une par jour, chacune offrant une perspective et des difficultés particulières. La première, de Trinité à Saint-Pierre, consiste d'abord à remonter le Nord abrupt et venteux de la Côte atlantique, jusqu'au village de pêcheurs de Grand-Rivière, face au "Canal de la Dominique" dont les vagues fortes, courtes et traîtresses sont célèbres dans toutes les Antilles.
Une fois réussis les virages délicats vers l'ouest puis vers le sud, les yoles redescendent en longeant la Côte caraïbe, aux vents moins violents mais plus capricieux. Après avoir doublé le bourg isolé du Prêcheur, au-dessus duquel se dresse la Montagne Pelée, elles entrent dans la Baie de Saint-Pierre, sur la rive de laquelle se situe la ligne d'arrivée.
Dès le départ, la course se dessine comme une bataille à trois entre les deux grands favoris que sont Joseph Cottrell (voile rouge, frappée d'un hippocampe jaune) et UFR-SIAPOC (blanche) et un outsider de taille, Mirsa-Dr Roots (blanche bordée de bleu, frappée d'un triangle central). Cottrell prend d'abord la tête, bientôt rejoint par les deux autres qui s'échangent la deuxième place.
Pendant ce temps, à l'arrière, deux ou trois concurrents moins adroits ou plus malchanceux embarquent de l'eau ou chavirent et doivent s'arrêter pour écoper et se remettre à flot, reprenant leur route sous voilure réduite avec un bon quart d'heure de retard. Notre favorite sentimentale, Brasserie Loraine (elle est du Marin), se retrouve handicapée par une longue déchirure diagonale à travers sa voile, qui l'obligera à s'arrêter pour remplacer le gréement crevé, perdant ainsi un dizaine de précieuses minutes.
L'arrivée à Saint-Pierre est un des plus serrées de l'histoire du Tour, les trois meneurs franchissant la bouée avec à peine quelques secondes d'écart. Il faudra même plusieurs instants aux juges pour proclamer que Joseph Cottrell est le vainqueur d'étape. Malgré son avarie, Lorraine est quand même sixième ou septième.
Grâce à l'expérience de Gérard, qui en est probablement à son dixième Tour, le Bum chromé est toujours bien placé pour suivre les péripéties de la course. Cela veut dire louvoyer sans arrêt entre les centaines d'embarcations spectatrices de toutes tailles, à travers une houle et des sillages qui bousculent sans arrêt les bateaux, surtout les plus petits, notamment les omniprésents scooters des mers. Au-dessus de nos tête zigzaguent deux hélicoptères (la télé locale et la Sécurité civile) et de petits avions traînant des banderolles publicitaires.
Il ne faut surtout pas croire qu'une fois l'étape terminée et les derniers canards boiteux arrivés (parfois avec une bonne heure de retard), la journée est finie! C'est là, au contraire, que commence la phase la plus populaire du Tour.
Pour beaucoup de Martiniquais, la Semaine des yoles est l'occasion d'une festivité qui rivalise avec Noël et le Carnaval. Tous ceux qui peuvent se le permettre louent le plus grand bateau possible et le remplissent de parents, d'amis, de bière Lorraine et de rhum. Il y a aussi les catas promotionnels, loués par des entreprises qui les bardent de banderolles publicitaires et qui invitent leurs amis et leurs clients préférés pour une journée ou pour la semaine. La région et le département affrètent aussi des bateaux "officiels" qui accueillent des notables locaux ou étrangers; cette année, leur invitée vedette est Ségolène Royale, très populaire ici.
Les autres amateurs, moins connus, moins argentés ou moins chanceux (les bateaux disponibles se font vite rares), paient jusqu'à une centaine d'euros par étape pour prendre place sur un des nombreux catamarans de location qui acceptent des passagers à la journée.
Si bien que la plupart des embarcations de la flotte spectatrice se festonnent de grappes humaines qui frisent (quand elles ne dépassent pas) la capacité limite permise. Un cata comme le nôtre va couramment emmener de 25 à 30 personnes, une vedette rapide une douzaine, un canot de pêcheur de six à huit. Cela fait une population flottante (littéralement!) de trois à cinq mille amateurs qui sont là autant sinon plus pour faire la fête que pour admirer les performances des yoleurs.
Parfois en cours de route et immanquablement à l'arrivée, les bouteilles se débouchent, les haut-parleurs se mettent à boumer, les filles à zouker en bikinis "brésiliens" (les plus populaires et les plus révélateurs). Souvent trois ou quatre bateaux s'arriment bord-à-bord pour improviser une discothèque vers laquelle convergent rapidement scooters de mer, canots et annexes chargés de fêtards.
Heureusement, ces réjouissances ne se prolongent pas trop dans la nuit, car il faut soit rentrer chez soi (passagers à la journée) parfois à l'autre bout de l'île, soit se lever tôt le lendemain pour accompagner l'étape suivante.
Gérard et moi débarquons au quai de Saint-Pierre pour renouveler les provisions... et nous faisons prendre dans une violente averse tropicale (nous ne voyons même plus les maisons de l'autre côté de la rue) qui nous laisse complètement trempés... mais un peu rafraîchis, ce qui n'est pas un mal.
Une fois la fête calmée, nous parvenons à vivre une nuit assez paisible, d'autant plus que nous sommes ancrés dans une petite baie un peu au sud, et nous nous réveillons dans une condition tout à fait acceptable pour aborder la seconde manche du Tour, la descente vers Fort-de-France.
Celle-ci est pas mal plus courte et en principe plus paisible que celle d'hier, car elle suit de près la côte "sous le vent" aux vagues moins violentes. Mais la météo se met de la partie pour nous ménager plusieurs grains qui modifient aussi bien la direction que la force des vents, forçant les équipages à tenter d'anticiper ces brusques changements ou à effectuer des mesures parfois risquées pour s'y adapter après coup.
Encore une fois, c'est Joseph Cottrell qui franchit la première la ligne d'arrivée sur la plage de "la Française", suivie de près par Mirsa et UFR. Notre yole "locale" favorite, Brasserie Lorraine, se présente bonne quatrième à la dernière bouée. Mais nos acclamations se transforment en cris de déception lorsque, prenant son dernier bord pour couper à l'intérieur de la bouée rouge, elle embarque de l'eau et se couche sur le flanc. Une rivale la dépasse triomphalement et une autre, Digicel, va également la doubler... mais elle aussi chavire à quelques mètres de la bouée. L'équipage de Lorraine, écopant avec l'énergie du désespoir, parvient donc à redresser et à remater pour préserver une très honnête cinquième place.
Tout le bord de mer de la capitale martiniquaise, depuis le nouveau ponton qui nous sépare du Canal Levassor jusqu'à la pointe de l'antique Fort Saint-Louis, est envahi par une foule festive dans laquelle il est bien impossible de distinguer nos prochains passagers, Ce sont Raphaëlle et Charles Larcher, qui nous accompagneront jusqu'au Diamant, tandis que Jessica, Naomi et Pauline débarqueront ici.
Moi qui deteste les téléphones, en particulier mobiles, je dois admettre que cette fois ils nous rendent bien service, autant pour retracer Charles et sa femme que pour prendre contact avec les parents qui doivent ramener Jessica et sa fille à l'aéroport, la fille de Gérard chez sa grand-mère au Marin.
À la nuit tombante, les échanges de passagers se terminent, Raphaëlle ayant même apporté avec elle quelques provisions et un complément de pharmacie qui nous faisait défaut. Petit punch de bienvenue, souper frugal et dodo.
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