Mardi matin, les incontournables tractations avec les boat-boys qui assiégeaient les rares bateaux au mouillage n'ont rien donné: nous avions ce qu'il nous fallait comme provisions, et eux n'avaient rien des deux choses qui seules nous intéressaient: langouste (pas la saison) ou poisson et fruits de mer (trop tôt dans la journée).
Il était quand même pas loin de dix heures quand nous avons levé l'ancre pour longer la falaise de Bequia, où s'incrustent une des curiosités antillaises les plus déjantées, les maisons troglodytes construites par un excentrique amériain il y a une cinquantaine d'années. A suivi une vigoureuse discussion sur les mérites comparés d'un arrêt à Mustique (question de prendre un pot au célèbre Basil's -- un must pour un amateur de bars comme moi) et d'une descente directe soit sur Mayreau, soit sur les Tobago Cays.
C'est cette dernière option qui l'a emporté, grâce à une puissante alliance entre Gérard (pour raisons de facilité de navigation et d'horaire) et Azur (sobriété oblige). Nous avons donc mis le cap sur la pointe ouest de Canouan, derrière laquelle se nichent les archi-populaires mais toujours fabuleuses Cays.
Nous y sommes arrivés peu avant quinze heures. Une douzaine de voiliers, dont une bonne moitié de catas, y mouillaient, nombre très modeste pour l'endroit. Immédiatement, nous avons sorti masques, tubes et palmes et abaissé l'échelle de plongée.
Il n'y avait personne d'autre dans la zone délimitée par des bouées et réservée aux baigneurs, si bien que les tortues de mer, parfois sauvages, y folâtraient librement. Nous en avons vu une bonne douzaine de toutes les tailles, dont quatre à la fois rencontrées par Yves et Geneviève à mi-chemin du récif coralien en forme de fer-à-cheval qui ceinture et protège les quatre îlets qui constituent les Cays. Ceci, sans compter une foule d'étoiles de mer, plusieurs bancs de petits poissons brillants et de majestueuses carangues argentées aux extrémités noires qui, sans vergogne, venaient nous frôler les mollets.
Pendant ce temps, Gérard mettait à l'eau l'annexe, dans laquelle il amenait Azur et Pauline à la superbe plage de sable blanc qui prolonge une des îles. Pas d'iguanes cette fois, mais nous avons constaté un curieux phénomène: du côté atlantique, l'eau était nettement plus chaude (au moins quatre ou cinq degrés) que du côté caraïbe, pourtant distant d'à peine une dizaine de mètres.
De retour à bord, Gérard a allumé son barbecue (un vrai! pas question pour le Bum de ces simili au gaz propane) pour y griller une gargantuesque pièce de boeuf: au moins trois kilos, que nous regardions en nous disant qu'on n'en viendrait jamais à bout. Hé bé, la voile et la plongée doivent sérieusement aiguiser l'appétit, puisque une heure plus tard, il n'en restait que deux bouts d'os et quelques lisières de gras. Pommes de terre vapeur et joli bordeaux fourni par nos invités avaient aussi disparu dans la foulée. Lorsque nous avons jeté les restes comestibles par-dessus bord, c'était rigolo et fascinant à la fois de voir l'espèce de ballet-bataille rangée entre mouettes au-dessus de l'eau et poissons au-dessous pour se les approprier.
Au lever de soleil, magnifique, autre coup de plongée dans une eau un peu fraîche mais d'une transparence incroyable. Sitôt après le café (Yves Number Two -- même Pauline l'appelle maintenant comme ça -- a trouvé le tour de faire cracher un excellent cappucino à notre mini-espresso), vingt minutes de navigation nous amènent à Mayreau, un de nos lieux favoris de tout l'archipel.
Comme dit Azur, s'il y avait un paradis terrestre, il serait probablement ici. Un super bar-restaurant de pierre et de paillottes niché sous des bouquets de cocotiers, du sable blanc et fin comme une belle farine qui se prolonge sous la quille en étendues d'un vert turquoise inimitable, le tout serti entre deux récifs coralliens où vagabondent des poissons et molluques de toutes les teintes de l'arc-en-ciel. Quelques pélicans qui planent et plongent et remontent avec un éclat palpitant en-travers de leur énorme bec.
Et à peine une demi-douzaine d'autres voiliers, dont un cousin germain: un cata Leopard 46 battant pavillon canadien, mais portant sur le hauban la même combinaison que nous: fleurdelisé québécois et tête-de-mort et tibias croisés sur fond noir. C'est un couple d'ex-québécois qui font du charter à partir de Sainte-Lucie; ils ont actuellemment à bord une jeune famille de Terrebonne qui en est à ses premières vacances antillaises et qui n'en croit pas ses yeux, sa bouche et ses oreilles. Je passe un bon vingt minutes à causer avec eux en flottant comme un bouchon devant leur jupe tribord.
Parallèlement, Gérard est parti avec Pauline à bord du canot d'un rasta barbu à grande tuque multicolore avec qui il est à tu et à toi. Paraît que c'est le prince du lambi; ça se vérifie une heure plus tard quand il les redépose avec un gros sac contenant une charge de kilos de ce savoureux coquillage. Ne reste qu'à déménager le tout dans une glacière ad hoc, qu'un autre canot-rasta viendra bientôt remplir de glaçons.
Mais ce midi, le menu est plutôt genre barracuda-lentilles brunes, élaboré autour du poisson que "nous" (enfin, on se comprend) avions pêché avant-hier en descendant de Sainte-Lucie.
Un dernier plongeon, dont nous émergeons à grand regret pour entreprendre le voyage de retour vers la Martinique. En effet, plutôt que de partir tôt ce matin pour remonter en deux journées coupées par une nuit au mouillage, nous avons décidé de prolonger le plus possible le séjour aux Grenadines, puis d'effectuer tout le trajet d'un seul coup, en naviguant de nuit une bonne partie du chemin.
Mais lorsque nous sortons de la petite baie de Mayreau pour nous diriger vers le nord, surprise: la mer est calme comme un lac, sans un souffle de vent. De fait, nous ferons tout le voyage, près de 18 heures, à moteur, sans même un frémissement véritable dans les voiles. "Jamais vu ça", avoue Gérard qui a pourtant suivi cette route des dizaines de fois depuis plus de vingt ans.
Voyons le bon côté de la chose: les inévitables veilles de nuit, qui nous inquiétaient un peu (Geneviève et Yves, quoique habitués au bateau, n'ont jamais navigué dans cette région et moi seulement une fois ou deux), deviennent alors une sinécure. Pour sustenter les veilleurs, Gérard nous a préparé sa fameuse quiche aux lardons, ainsi que deux ou trois grosses bouteilles de thé froid.
Pour éviter que le trajet soit trop ennuyeux, le dieu Neptune nous envoie quelques visiteurs: une grande tortue de mer qui vient nous fixer de son oeil curieux à quelques mètres à peine, puis un ballet de dauphins bruns qui nous accompagnent en présentant leur habituel spectacle de sauts groupés et synchronisés, enfin, plus rare, un petit troupeau de grands dolichocéphales gris sombre qui, contrairement à leur habitude, viennent s'ébattre tout près de notre étrave tribord pendant plusieurs minutes avant de s'éloigner à la nuit tombante.
Azur et moi nous couchons tôt, car je dois prendre le quart vers une heure du matin, après Yves et Geneviève. Lorsque je les relève peu avant Soufrière, Gérard, qui somnolait avec Pauline dans le cockpit, vient me tenir compagnie un bout, rejoint vers les trois heures par Azur qui s'est aussi réveillée. C'est au lever du jour que je retourne dormir, au moment où nous abordons le passage entre Sainte-Lucie et Martinique.
Lorsque je remonte sur le pont, vers les huit heures, nous venons de doubler la Pointe Dunkerque et pénétrons dans le cul-de-sac du Marin, où la Marina nous attend.
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