01 août 2009

Dans l'Angleterre profonde

(10 juillet 2009) Avant de quitter Londres, nous avons voulu répéter une expérience qui nous avait bien réussi à Saint-Pétersbourg il y a deux ans, louer une voiture avec un guide individuel francophone. Malheureusement, la gentille dame allemande qu'on nous a envoyée non seulement parlait un français approximatif, mais encore était obsédée par les fastes de la monarchie (allusions multiples à Diana et inévitable relève de la garde à cheval devant Buckingham Palace) et ne faisait preuve d'aucune fantaisie.
Au lieu de nous conduire dans des lieux moins connus comme nous le lui demandions, elle s'est obstinée à reprendre le circuit classique déjà parcouru en bus touristique la semaine dernière. Les deux exceptions intéressantes ont résulté de requêtes précises et explicites de ma part: le joli cloître de l'Abbaye de Westminster -- où, coup de chance, défilait le célèbre choeur en soutanes rouges et surplis blancs --, puis sur la rive sud de la Tamise la reconstitution, exacte jusqu'au toit de chaume, du Globe Theatre de Shakespeare.
De retour à Marble Arch, ayant surmonté les tenaces préjugés d'Azur contre la cuisine indienne, je l'ai entraînée derrière notre hôtel, à la Porte de l'Inde, sans doute un de meilleurs restaurants du genre dans une ville qui en regorge pourtant. De fines entrées végétariennes ont ouvert la voie à un fabuleux homard, sauce au cari doux et légèrement fruité, couché sur un riz basmati presque impalpable. Dessert parfaitement assorti, simplement des quartiers de mangue fraîche dégoulinants de jus.
Après Londres, nous avions décidé de nous rendre en Écosse par le chemin des écoliers. Pas de train ni d'avion, mais des trajets en voiture interrompus par de plus ou moins longues escales à Bath, Shrewsbury, Carlisle et York, pour aboutir à Edimbourg en début de semaine prochaine.
Mardi matin, un second chauffeur-guide, hélas du même acabit que celle de la veille, est donc venu nous prendre pour nous emmener vers Bath. Andrew, un médecin à la retraite qui arrondit ses fins de mois en jouant les cicerones, parle un meilleur français que sa collègue, mais semble bien plus enclin à nous impressionner par ses hautes relations qu'à nous faire part de ses connaissances. Apprenant que nous habitions Montpellier, par exemple: "Oui, le Languedoc je connais bien, j'y ai passé des vacances comme invité de la comtesse de X dans son superbe château." Et ainsi de suite.
Après deux heures d'embouteillage et d'autoroute pour enfin sortir de Londres, nous sommes arrivés à l'incontournable Stonehenge sous une pluie fine mais persistante. La visite, passionnante, s'est donc déroulée sous un parapluie, mais il faut dire qu'un ciel chargé de sombres nuages ajoutait à l'attrait dramatique du site.
Ce fut ensuite la belle cathédrale de Salisbury, que nous découvrions tout en ayant l'impression paradoxale de bien la connaître grâce à la lecture et relecture du livre de Ken Follett sur les bâtisseurs du gothique, "Les Piliers de la terre".
Une promenade à travers la ville médiévale méticuleusement conservée s'est terminée au Haunch of Venison, une auberge du XVIe siècle toute de colombages, torchis et toits de bardeaux (et tables bancales), avec une jolie vue à travers les fenêtres à petits carreaux plombés sur le jardin foisonnant d'une église voisine. Menu typique de taverne anglaise, arrosé d'une bière tiède.
Notre guide a insisté pour un détour vers Wilton House, somptueuse résidence quadricentenaire des Earls of Pembroke (qu'il connaissait intimement, bien sûr, mais qui, heureusement pour lui peut-être, étaient absents ce jour-là) imprégnée de la mémoire de Shakespeare.
Il était six heures sonnantes quand nous sommes entrés dans Bath, toujours sous une petite pluie. L'Hôtel Queensberry répondait bien à nos attentes, à un détail près: formé d'une séquence de quatre hautes et étroites maisons georgiennes étagées sur une rue en pente raide, il ne possède qu'un seul ascenseur, mais une multitude de petits escaliers plus ou moins casse-cou pour relier les uns aux autres les étages décalés de chacune des résidences.
Pour atteindre notre chambre No 28, il fallait donc prendre l'ascenseur jusqu'au troisième, descendre un escalier et en remonter immédiatement un autre, bifurquer par un couloir étroit, regrimper trois marches, faire un virage en U pour enfin descendre d'un étage jusqu'à notre minuscule palier. Ouf.
Une fois rendus, cependant, la chambre était aussi vaste et confortable qu'élégante, mélange d'antiquités du début du XIXe et de modernisme de bon aloi, y compris dans une grande et fonctionnelle salle de bain.
Mercedi matin, nous avons replongé dans l'univers "Regency" de Georgette Heyer, si cher à maman, avec la visite des Assembly Rooms situées juste au bout de la rue de notre hôtel: salon octogonal à coupole, grande salle de bal au plafond vertigineux, tea-room luxueusement tapissée et card-room (ancien salon de jeux) transformée en café huppé. Le tout amplement orné de colonnes, frises et balustres dans le style peudo-grec cher à l'époque. À chaque tournant, on s'attendrait à croiser Beau Brummell, ou Lady Caroline Lamb suspendue au bras de Lord Byron!
Au sous-sol se trouve un curieux et intéressant musée du costume et de la mode, couvrant en gros de l'élizabéthain à la Guerre froide, avec l'accent sur les couturiers anglais mais sans oublier les grands noms parisiens (Chanel, Dior, Balenciaga). Azur a été fascinée, entre autres, par les vitrines sur l'évolution du sous-vêtement, traitées de façon assez ludique.
Elle en a aussi profité pour se faire une petite copine, qui s'amusait comme une folle à essayer des costumes d'époque!
Contournant le Circle, une charmante place (ronde bien sûr) entourée de 33 maisons aux façades incurvées à colonnades de la fin du XVIIIe, nous sommes descendus par la fameuse rue commerçante de Milson Street jusqu'au coeur du vieux Bath: l'abbaye du XIIIe, le Pump Room néo-classique des années 1760 et surtout les bains romains, conservés dans leur presque entièreté en un état admirable après bientôt 2000 ans, que nous avons longuement parcourus.
En soirée, nous avons eu la chance de tomber sur un jeune chauffeur de taxi imaginatif et passionné par sa ville, qui nous a entraînés hors des sentiers battus.
Il nous a d'abord fait grimper jusqu'à Alexandra Park, un bel espace vert au plus haut sommet de la cité, où nous sommes arrivés juste à temps pour contempler tout Bath baignant dans une chaude lumière de soleil couchant. Puis il nous a emmenés par de petites routes en lacets bordées de grandes résidences georgiennes et victoriennes jusqu'à la délicieuse petite église presque campagnarde de Saint Thomas à Becket, avec son cimetière-jardin envahi de fleurs folles.
C'est presque à regret que nous avons quitté Bath le lendemain. Décidés à éviter les erreurs des deux derniers jours, nous avions annulé l'entente avec la société snob qui devait nous fournir d'autres "guides bilingues" de haut vol et avions demandé à l'Hôtel Queensberry de nous trouver plutôt un simple chauffeur compétent avec une voiture confortable.
Mandat parfaitement rempli, le Marty rondelet, populo et jovial qui est venu nous prendre dans sa Mercedes grise jeudi matin nous a immédiatement mis à l'aise. Après avoir discuté de façon réaliste notre itinéraire du jour, il a décidé que nous avions bien le temps d'un détour par de petites routes embaumées vers Castlecombe, son village favori à l'orée des Cotswolds, "la" région typique de la campagne anglaise.
Vieille église pleine de charme, maisons basses de pierre coiffées d'ardoise, aux fenêtres gaîment fleuries, place publique grande comme un mouchoir de poche avec en son centre une mini-halle de marché semimillénaire, que demander de plus? Le thé pris sur un banc devant l'auberge locale a clôturé une heure de plaisir sans mélange.
Retour par le nord de Bath en contournant l'industrielle Bristol, jusqu'à l'estuaire de la Severn que nous franchissons par un long et très haut pont pour pénétrer au Pays de Galles. Traversée de Chepstow étalée au pied des restes de son château moyen-âgeux, en route vers les ruines archi-célèbres de Tintern Abbey.
Coup de chance et coup de coeur. Malgré la saison, le site est miraculeusement à sec de touristes, ce qui nous permet de plonger en toute quiétude dans le presque excessif romantisme d'un lieu qui a inspiré maint poète. En compagnie de Marty qui semble apprécier l'expérience autant que nous, longue flânerie sous les arcades romanes et gothiques à ciel ouvert, le long des pierres moussues du cloître presque entièrement détruit et dans le jardin avoisinant.
Parcours un peu trop bref de la médiévale Ludlow, aux célèbres maisons à colombages dont certaines perchent dangereusement leurs étages en porte-à-faux au-dessus des rues étroites.
Pour le lunch, nous faisons confiance au Michelin, qui nous guide hors de la ville, le long d'un chemin poussiéreux et tordu jusqu'à la cour d'une auberge bien jolie, mais apparemment déserte. Moment d'inquiétude. Contre toute apparence, le restaurant est encore ouvert à presque trois heures de l'après-midi. Portant bien son nom, "Stonemill at Rockfield", c'est un ancien moulin à blé reconverti avec grâce, la meule, sa roue de grosse pierre et son mécanisme de bois continuant à trôner en plein centre de la place, entourés de meubles rustiques mais confortables.
Seuls clients (avec le chauffeur, of course), nous avons droit à toutes les attentions d'un gentil rouquin passionné de produits locaux, qui nous aiguillonne vers des choix parfois inattendus mais toujours succulents. Un bon point pour Michelin.
The Mill, aux portes du minuscule hameau d'Alveley, non loin de Shrewsbury, est une trouvaille faite sur Internet, dans une liste des auberges anglaises de charme. Ce sera indubitablement le plus bel hôtel et la plus belle chambre de tout le voyage, même si nous y découvrirons à l'usage quelques vices cachés.
Cet autre ancien moulin, beaucoup plus abondamment rénové et agrandi que celui de ce midi, se prélasse sur deux niveaux au coeur d'un immense jardin, au bord d'une rivière sur laquelle une ancienne écluse a formé un bel étang bordé d'une pelouse impeccable semée de saules pleureurs, de peupliers et d'une abondance de rosiers de toutes couleurs.
La chambre, au premier étage avec vue sur l'étang (sans escaliers biscornus, cette fois), est en réalité une suite nuptiale tapissée de tissus à fleurs et dotée, en plus d'un canapé et de fauteuils victoriens assortis, d'un véritable lit à baldaquin à rideaux de velours. La salle de bain, pour ne pas être en reste, se targue d'une baignoire en coin avec jets d'eau pour hydro-massage. Le tout pour un prix à peine supérieur à celui d'un deux-étoiles parisien.
Après une virée dans le jardin via le pont qui enjambe l'écluse, nous nous installons pour la nuit -- et découvrons (a) que la moderne télé à écran plat ne donne accès à aucune chaîne française ou internationale, (b) que le magnifique lit à baldaquin n'est pas tout-à-fait assez grand pour notre confort et (c) que la baignoire apparemment immense ne l'est pas du tout et transforme mes jambes en bretzels pour peu que je veuille me tremper le bedon. On peut pas tout avoir, hein?
En contrepartie, le personnel fait assaut de gentillesse, le petit déjeûner servi dans la chambre est plantureux et délicieux, et notre chauffeur Marty (à qui nous avions avec plaisir redonné rendez-vous pour la prochaine étape) nous attend dans le hall en sirotant un thé et lisant le Times.
Nous nous arrêtons d'abord à Shrewsbury, patrie de Darwin (une des nouvelles idoles d'Azur!), centre-ville peuplé de vieilles maisons pleines de charme, et surtout de l'Abbaye Saint-Pierre et Saint-Paul, site des exploits médiévo-policiers d'un de mes détectives favoris, le frère Cadfael, que je visite avec délectation.
Après consultation du chauffeur et des divers guides (Vert, Routard, etc.), nous devons reconnaître que le long détour planifié par le Lake District et Carlisle nous compliquerait la vie et nous forcerait à foncer trop vite vers les étapes suivantes. Ce sera donc directement le parc national du Peak District jusqu'à York, où nous prolongerons d'une journée la halte prévue.
Cet itinéraire allégé nous permet de batifoler sur les petits chemins sauvages des Peaks, avec leurs troupeaux de moutons à face noire errant sur des flancs de montagnes quasi déserts, leurs murets de pierre se perdant dans l'infini de perspectives saisissantes, leurs hameaux vieillots étirés au long d'une rue unique.
Peck's Restaurant, à Bakewell, est une auberge de bord de route renipée à la moderne, mais avec un goût certain et un menu élégant et de qualité. Pratiquement l'antithèse du Stonemill d'hier, mais tout aussi bon.
Le clou de la journée -- et un des sommets de tout le voyage -- est Haddon Hall, château médiéval et renaissance admirablement conservé et rénové appartenant à une antique famille ducale dont le cadet, qui y habite, en a fait l'oeuvre de sa vie. Azur, rebutée par la longue montée jusqu'au portail monumental de l'ensemble juché sur une haute butte, décide de nous attendre à la première enceinte. Marty et moi montons jusqu'aux deux cours intérieures et y passons plus d'une heure, arpentant les successions de chambres et les jardins descendant en escalier jusqu'à la rivière voisine; nous sommes surtout enchantés par le sens du vécu qui se dégage de tout cela.
Non seulement les salles d'apparat, mais la cuisine, la boulangerie, le garde-manger, les pièces communes ont été rétablis dans leur état originel, on peut toucher du doigt la façon dont seigneurs, domestiques et corps de garde vivaient à l'époque. Émouvant.
Nous continuons à zigzaguer à travers les Peaks, encore plus sauvages dans leur partie nord truffée de grottes et de cavernes, en contraste frappant avec l'aspect hautement domestiqué des campagnes du sud et du centre du pays. Pour faire changement, nous avons choisi à York un hôtel d'affaires moderne et récemment relooké, le Park Inn, qui offre non seulement un confort tout azimut et un lit king-size, mais encore une vue magnifique sur la rivière Ouse et la vieille ville, du haut de son septième étage aux vastes fenêtres.

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