12 avril 2011

Madère et la mer vue de haut

(12 avril 2011) Une conversation de bar l'autre soir m'a fait voir une chose que je ressentais sans l'identifier: un paquebot géant a beau flotter, il vous isole de la mer.

Mon interlocuteur était un Canadien qui travaille une partie de l'année sur les voiliers de croisière de WindStar. "Moi, disait-il, je vais sur les voiliers parce que j'aime sentir la vague, le sifflement du vent, la gîte du pont. Ceci n'a rien à voir avec naviguer; ce n'est au fond qu'un hôtel de luxe juxtaposé sur une coque ultra-stabilisée…"
Le fait d'avoir fait de la voile il y a quelques jours à peine sur le Bum chromé accentue encore pour nous la différence. Sur le cata, l'océan est omniprésent par l'odeur, le bruit, la fraîcheur des embruns, le rythme de la vague, les mouvements qu'il imprime au bateau. Il est toujours près du centre de nos préoccupations, influencé par la météo, la couleur des nuages, la direction de la houle et du vent, le sens des courants.
En croisière sur les super-yachts de Seabourn, la mer n'était déjà plus qu'un environnement vague, une cadence lointaine dont on ressentait à peine les effets. Mais à bord du Nieuw Amsterdam, ce n'est même plus cela, tout juste un décor à contempler du haut de notre véranda du sixième étage, ou pire encore, à travers les fenêtres panoramiques du bar du onzième.
C'est sans doute pourquoi la surprise a été si grande hier matin, lorsque après huit jours de navigation sans interruption, le paquebot a mis l'ancre au large de Madère: il a fallu monter à bord de navettes pour se faire transporter à terre. Brusquement, les mouvements relatifs du ponton d'embarquement et de la vedette, pourtant bien modérés, ont montré à tous que nous nous étions bien sujets aux caprices de la houle et du ressac.
Vingt minutes plus tard, nous accostions au quai des transatlantiques de Funchal, capitale de l'île. La ville elle-même est assez spectaculaire vue de loin, une collection d'immeubles bas et de maisons blanches à toits de tuile rouge tapissant un abrupt amphithéâtre d'un vert intense, couronné par une crête de montagnes bien découpées. Toute l'île, d'ailleurs, est hérissée de montagnes dont une demi-douzaine au moins dépassent les 1500 mètres.
Nous avons débarqué au milieu du bazar habituel de l'accueil touristique: kiosques vendeurs d'excursions, comptoirs de souvenirs et d'artisanat, bars et restaurants portuaires, taxis jaunes et bleus… Heureusement, trois minutes plus loin nous attendaient notre guide Manuela et son chauffeur, qui nous ont aussitôt emballés dans une confortable Mercédès noire et emmenés hors de la ville le long d'une route tout en courbes et en lacets.
Première étape, le port de pêche de Câmara dos Lobos ("chambre des loups-marins"), qui devrait être archi-touristique mais qui, par miracle, l'est à peine. En effet, les quelques dizaines d'étrangers qui circulent dans les rues étroites et souvent pentues aux maisons de couleurs vives sont noyés dans la foule des pêcheurs locaux, attablés à tous les bistrots où ils jouent bruyamment aux cartes et aux dominos.
"Le poisson-sabre qu'ils pêchent habituellement vit dans les profondeurs et se prend surtout la nuit, explique Manuela. Si bien que les pêcheurs d'ici passent une bonne partie de la journée au café, ce qui donne cette atmosphère particulière au village.
"De fait, la matinée est tellement une affaire d'hommes que nous, les femmes, n'osons même pas mettre le nez dans un bistrot ou un restaurant jusqu'au milieu de l'après-midi!"
Le port est un goulot étroit entre une falaise et un brise-lames, au fond duquel les barques sont simplement tirées sur une plage de galets. Entre elles, suspendus comme sur des cordes à linge, d'autres produits de la pêche locale ajoutent une note originale au décor: les "poissons-chats", petits cousins du requin, sont écartelés et mis à sécher un peu comme chez nous les morues.
À la sortie du petit bourg, l'église dissimule une placette ornée d'un kiosque à musique, d'où l'on a une excellente vue sur la spectaculaire falaise à pic du Cabo Giraõ, dont les presque 600 mètres en font la plus haute d'Europe. Quelques minutes plus tard, d'ailleurs, nous nous retrouvons sur un belvédère au sommet du promontoire, où la vue magnifique est quelque peu gâchée par une foule de vendeurs de bonbons, de disques et de souvenirs.
Je prends la photo obligée d'une réplique de caravelle aux voiles blanches à croix rouges qui promène des groupes d'excursionnistes juste en contrebas, et achète pour Azur un sachet de (très bons) bonbons artisanaux à l'eucalyptus.
Nous poursuivons notre route par monts, vaux et tunnels à travers d'autres villages, tous étroitement encastrés à l'embouchure d'étroites et courtes vallées au fond desquelles coulent des torrents d'eau fraîche des montagnes et aux flancs desquelles s'agrippent des cultures en terrasses -- bananes, légumes, vignes. Petit arrêt pour admirer les curieuses sculptures d'argile qui ornent chaque coin du toit des maisons traditionnelles.
Manuela nous pointe quelques tronçons de "levadas", ces innombrables aqueducs (il y en a près de 1400 km sur une île qui fait tout juste 740 km carrés) qui amènent l'eau du nord montagneux et rocheux vers le sud aride mais au sol plus fertile.
Nous rebroussons chemin peu après midi et grimpons à travers une bonne dizaine de tunnels jusqu'à l'observatoire de l'Eira do Serrado (1100 m), où nous dégustons un excellent poisson-sabre (quoi d'autre?) en contemplant à nos pieds le Curral das Freiras (défilé des nonnes), un joli village traditionnel situé 500 mètres plus bas.
Tout en mangeant, Manuela nous explique qu'elle a appris son excellent français sur son île, sans jamais mettre les pieds dans un pays francophone -- elle rêve de Paris, bien sûr. Tout juste quadragénaire, elle a un fils de huit ans et travaille pour une agence de voyages: "Le travail au bureau est censé être plus prestigieux, mais la paperasse et le clavier d'ordinateur, très peu pour moi. Avec le français et l'anglais, j'ai l'occasion de sortir le plus souvent possible guider des gens comme vous, et c'est de loin ce que je préfère."
L'après-midi se passe à flâner en voiture et à pied dans la petite mais délicieuse ville de Funchal, un coin de Portugal dont la végétation quasi-tropicale lui donne une saveur exotique et une langueur qui lui sont propres.
Arrêts à l'église des Jésuites, très ornée, où se déroule une messe chantée (Pâques approche et les Madérins sont très catholiques), puis dans une bodega voisine pour l'acquisition incontournable de deux bouteilles de bon madère, au marché populaire (pour la couleur locale) et enfin dans un stand à journaux où Azur déniche un Paris-Match et un Canard enchaîné de cette semaine. Ô bonheur!
Vous l'aurez compris, nous avons beaucoup apprécié le charme paisible mais très spécial de Madère, au point d'avoir envie d'y revenir à la première occasion. C'est le coeur tout content que nous reprenons au port la navette qui nous ramène à bord à travers une houle qui, entretemps, s'est encore creusée.

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