19 avril 2011

L'Espagne méditerranéenne

Finie, la croisière! À l'aube ce matin, le Nieuw Amsterdam est venu accoster au Terminal de Cruzeiras de l'immense et besogneux port de Barcelone.

Après un petit déj vite expédié dans le brouhaha des départs par tranches ("Nous appelons maintenant ceux dont les bagages portent des étiquettes jaunes numéro 3 et grises numéro 1 et 2 à se présenter à la passerelle au niveau 2, passeport en main…"), nous profitons d'un hiatus dans la longue queue des 2000 partants pour nous glisser dehors où un porteur, heureusement costaud, récupère nos deux valises (étiquettes roses numéro 1) bien lestées et vient les déposer dans la voiture que l'hôtel avait envoyée à notre rencontre.
Un chauffeur quinquagénaire qui éprouve visiblement plaisir à retrouver son français, plutôt fluide, nous entraîne dans
un pittoresque discours à travers la lourde circulation du lundi matin et nous dépose à l'angle des Ramblas, à la porte du Méridien Barcelona. Mission accomplie.
Mais revenons au départ de Cadix, que nous avons quittée en pleine nuit jeudi puisque le trajet jusqu'à la prochaine escale était d'une soixantaine de milles à peine. En se traînant les pieds à treize noeuds, le grand paquebot a slalomé dans la grisaille du tout petit matin à travers les centaines d'autres navires attendant de franchir le détroit de Gibraltar pour s'amarrer tôt vendredi au centre du port de la vieille colonie militaire anglaise.
De l'excursion archi-touristique très "Yankee-oriented" à travers la ville et sur les flancs du célébrissime rocher, pas grand-chose à dire. Sans doute nos attentes étaient-elles trop grandes pour ce que l'endroit pouvait livrer? Le seul moment amusant a été le très British "three o'clock tea" pris à l'hôtel Caleta, repaire typique au point d'en être caricatural de vieilles anglaises riches venues se dorer au soleil méditerranéen sans quitter vraiment leur île.
Il faut dire que le thé, les scones et les mini-sandwichs qui allaient avec étaient excellents, le service impeccable. La couleur locale était assurée par trois singes qui cabriolaient complaisamment entre les arbres et les voitures du stationnement.
Samedi, par contraste, Carthagène nous a ménagé une belle surprise. C'est une ville moyenne dont nous avions à peine entendu parler, qui s'étale derrière son beau port affairé et bien protégé par une pointe et un grand môle. Elle gît aux pied d'un splendide "castillo" perché sur une hauteur vertigineuse, qu'un bizarre ascenseur cylindrique haut d'une douzaine d'étages au moins permet de gravir sans fatigue, mais non sans vertige, pour profiter d'un panorama exceptionnel.
Le château, sévère mais serti dans un beau jardin fleuri où se promènent des paons exhibitionnistes, avait été initié par les fondateurs carthaginois, agrandi par leurs vainqueurs romains puis adapté par leurs successeurs wisigoths, arabes et castillans.
En cours de route, les Maures ont d'ailleurs construit une autre forteresse tout aussi imposante sur une colline en face, et quelques seigneurs indépendants ont truffé de donjons toutes les autres éminences du coin, et il y en a! Sans compter de fort belles ruines romaines dans les zones moins accidentées.
(Paragraphes interdits de lecture pour ma nièce et quelques autres:) Sur le conseil de la dame de l'Office de tourisme portuaire, le chauffeur de taxi pur hispanophone qui nous a fait visiter la ville nous a déposés en fin de parcours à "La Marina", pimpant restaurant bleu et blanc du port de pêche, réputé pour la variété de ses façons d'apprêter la pieuvre.
Hélas, pas de "pulpo" dans la récolte du jour; il a fallu nous rabattre sur de tendres cigalas (grandes écrevisses de mer) et de charnus calamars "a la plancha", tous fort bons. Mais le clou du repas était dans l'entrée, une platée fumante d'incroyablement savoureuses petites coques nageant dans un bouillon où baignaient une abondance de tranches de gousses d'ail. À notre courte honte, nous devons avouer que nous en avons repris deux fois. Il n'aurait pas fallu que nous tombions sur un vampire après ça!
Détail rigolo, le restaurant élégant partage sa cuisine et une partie de son personnel avec la "Bodega Paco" voisine, brasserie populo qui, au milieu du vacarme des machines à sous et des relents de tabac (illégal mais toléré), sert les mêmes plats sur des nappes en papier à des tarifs nettement plus abordables.
Un co-voyageur, économiste canadien d'Ottawa (mais pas d'obédience thatcher-harpérienne, Dieu merci), nous a fortement déconseillé de prendre une des excursions "en coup de vent" qui, le lendemain, prétendaient nous faire voir Valence en un seul dimanche: "C'est une très grande et très belle ville que je connais bien et qui mérite mieux que ça", a-t-il prêché, nous recommandant de simplement prendre un taxi jusqu'à un des multiples bons restaurants offrant l'incontournable spécialité locale (la paëlla, oui oui oui, vous avez gagné une patte de crabe!).
Nous nous sommes donc pointés vers 13h30 dans l'impressionnante salle de Les Graelles, temple consacré à l'"arroz", comme on dit ici. Pas un chat à cette heure, sauf trois membres du personnel plongés dans un discussion si passionnante qu'ils ont pris un bon cinq minutes à nous apercevoir.
Comprenant enfin que nous étions des clients aussi affamés que sérieux, ils ont fini par nous installer à une belle grande table et nous servir deux xérès très pâles et plutôt secs. En entrée, nous avons sucé avec gourmandise des "pulpitos", minuscules pieuvres baignant dans une sauce assez épicée, qui s'avalent d'une seule bouchée. Puis vient le moment de vérité: l'"arroz con bogavante" ou riz au homard (le nom paëlla, nous a expliqué le maître d'hôtel, est réservé par les puristes à la "vraie" recette valencienne comportant une variété de fruits de mer, des pois verts et des morceaux de poulet ou d'agneau).
Ô surprise, la grande casserole noircie contient, au lieu de l'amoncellement varié auquel nous sommes habitués, seulement une couche assez mince de riz presque rouge à force d'être jaune et deux moitiés de homard, que le garçon décortique devant nous d'un geste expert. Devant notre air un peu dépité, il lève un doigt professoral: "Attendez d'avoir goûté." Et comme il a raison! Nous avions bien entendu dire que "la paëlla, c'est le riz qui la fait", sans avoir la moindre idée de ce que ça signifie. Maintenant, nous savons.
C'est presque comme si chaque grain de riz court, presque sphérique, avait été roulé dans le safran, cuit et sélectionné individuellement pour mettre en évidence la chair fine du homard. Jamais nous n'avions goûté pareille merveille (pardon à mon beau-frère Jean, qui fait pourtant une paëlla plus que respectable -- tiens, il faut l'emmener à Les Graelles un de ces jours, il va se délecter).
Et ce n'est pas tout. Une fois nos plats presque vides (et Azur ayant affirmé "J'en peux plus" avec un regret dans la voix), le maître d'hôtel surgit pour l'étape finale: avec une spatule, il gratte méticuleusement le fond de la casserole pour faire de petits tas du riz qui a collé au fond, qu'il dépose à l'écart du reste dans nos assiettes. Cela donne une sorte de pâte grumeleuse caramélisée d'un arôme et d'une saveur indescriptibles. Nous devons avoir l'air ridicule à pourchasser dans nos larges assiettes le moindre grain de ce délice des dieux!
Les cognacs espagnols pourtant de haut niveau (un Lepanto XO sec et un Carlos I Reserva plus fruité) qui mettent fin au festin sont presque un anti-climax. Au moment où nous nous levons de table, la salle commence à se remplir à l'heure plus "respectable" de quinze heures.

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