15 avril 2011

Retour heureux à Cadix

Du jour au lendemain, d'un extrême à l'autre. (14 avril 2011)
Après une journée en mer, nous (on devrait appeler ça un "nous" de majesté, peut-être? Azur dormait encore sur ses deux oreilles) nous sommes réveillés hier matin en plein milieu de la vieille cité de Cadix, au fond du port commercial. La dernière fois en 2006 sur le Bum chromé, nous nous étions retrouvés à l'autre bout du port, dans la marina qui se love au creux du brise-lames, avec deux bons kilomètres à marcher sur les remparts pour entrer en ville! Mais dans le temps, nous avions de meilleures jambes, donc...
Deux jours à passer ici cette fois, sans doute le temps que le navire refasse ses provisions. Nos co-passagers rechignent, pas nous: ceci est de longtemps une de nos destinations favorites, depuis que la copine Mariz, rencontrée à Barbate il y a trente ans, nous avait pratiquement forcés à aimer sa ville natale. Car Cadix, qui poursuit cahin-caha son chemin dans l'histoire depuis plus de trois mille ans, petit monde clos au bout de sa longue jetée saline, ne s'offre pas spontanément: il faut prendre le temps et faire l'effort de l'apprivoiser. Elle en vaut la peine.
Au sortir du port, ça m'a demandé une bonne dose de discussion (dans mon castillan tout rouillé, en plus!) et de persuasion avec les trois chauffeurs de la station de taxi la plus proche pour qu'ils en dénichent un qui parle à peu près français (accent sur le "peu"). Mais à l'usage, le jeune et grassouillet Tonio s'est avéré une heureuse découverte. Son bilinguisme relatif se compensait par une connaissance et un amour contagieux de sa cité, et par une inextinguible bonne humeur.
Pendant près de deux heures, il nous a fait redécouvrir les hauts-lieux que nous avions aimés... et souvent oubliés: la cathédrale avec ses curieux murs incurvés cernés de cafés aux chaises multicolores, la belle et animée place de San Francisco en pleins préparatifs des processions de la semaine pascale, la triangulaire Plaza de Las Flores et ses tavernes où déguster les délicieuses "freiduras" (fritures de petits poissons variés) qui sont la gloire de la gastronomie locale, le port de pêche de La Caleta encadré de ses deux forteresses, le Parque Genovès avec ses extravagants ifs sculptés, hélas un peu décrépits,la petite place en face
aux deux gigantesques arbres multicentenaires devant lesquels Azur a tenu à poser...
À l'heure de l'"almuerzo", tardif comme partout en Espagne, Tonio nous a persuadés d'abandonner notre réservation au célèbre El Faro pour un bistrot de ses amis. Nous nous sommes donc retrouvés à l'extrême extrémité du "muelle" du port, face à l'entrée de la marina, sous un auvent venteux quii abritait à peine un comptoir bétonné vaguement blanchi, accoté de deux toilettes sans fenêtre ni lumière. Un patron moitié chauve en bras de chemise nous a installé une table et trois chaises plus ou moins à l'écart du soleil et de la brise de mer, sous le regard narquois de trois mouettes qui ricanaient en faisant du rase-mottes sur nos têtes.
Une tournée de xérès fino accompagné de larges tranches de chorizo et d'olives croquantes nous a fait patienter pendant que le cuisinier (moitié chauve en bras de chemise, tiens!) faisait griller deux énormes darnes de requin et frire une dizaine d'"acerias" -- les succulentes soles grandes comme la main pêchées dans la baie voisine -- comme plat principal avec une salade poivrons-oignons-tomates, arrosés au choix de bière pression ou de gros rouge... pas question ici de demander la carte des vins, hein!
C'est donc le ventre bien rempli que nous nous sommes rembarqués pour une balade vers Jerez de la Frontera, sensuel grand bourg assoupi qui est la capitale mondiale des célèbres vins apéritifs portant plus ou moins son nom (xérès en français, sherry en anglais). Petit détour à travers les vignes vers La Ina, où nous allions récupérer la rondelette fiancée de Tonio, Maria, qui devait être notre guide pour la prochaine étape. Un peu décevante, il faut l'admettre.
À part un bel alcazar (mais pas très original) et une somptueuse cathédrale close pour réparations, Jerez ne possède que sa fameuse école d'équitation et ses multiples bodegas ou caves à vin... mais hors saison, en milieu d'heure de la siesta, tout ça était fermé à double tour, bien sûr. Heureusement, la belle route bordée de pins parasols et de jolies ventas et l'agréable compagnie de nos copains andalous ont quelque peu compensé. Une fois rentrés à bord, un conhac portugais embarqué en fraude avant-hier à Madère a bien clôturé la journée.
Aurions-nous voulu que notre repas d'aujourd'hui offre le plus grand contraste possible avec celui d'hier, nous n'aurions pas pu mieux choisir. Après une grasse matinée bien méritée, j'ai convaincu Azur de se priver des délices routinières du buffet du bord pour parcourir les cinq cents mètres qui nous séparent de l'Avenida Alameda Apocada et du restaurant Balandro, réputé l'un des meilleurs de Cadix. À bon droit, on va le voir.
Une charmante maître(sse?) d'hôtel nous installe avec cérémonie dans des fauteuils d'osier, devant une table ronde qui fait face aux flots pure turquoise de la baie. Ça démarre plutôt bien.
Comme par magie surgissent deux verres de xérès amontillado plus sec que prévu mais insidieusement parfumé, avec un amuse-gueule si simple que sa description ne saurait même en suggérer le goût délicieux: des pommes de terre légèrement sautées, froides, couvertes de persil frais et assaisonnées d'un hachis de thon à l'huile, d'oignon cru et d'oeuf dur. Nous avons dû nous retenir d'en redemander.
L'entrée (à partager) est l'inévitable jambon "bellotta" fondant, tranché mince au point d'être translucide et accompagné au choix de melon blanc ou de pain-beurre. Le gigantesque plateau qu'on nous sert occupe une bonne moitié de la table, amplement suffisant même pour des appétits comme les nôtres.
Azur hérite ensuite d'une montagne de poitrine de poulet tendre, farcie de jambon haché et nappée de fromage manchego bien mûr, dont elle devra laisser près de la moitié. Moi, je dois affronter un magret de canard caramélisé tranché mince, accompagné de trois gelées (pommettes, groseilles et menthe?) et de patates légèrement sautées à l'huile d'olive. La serveuse nous a choisi un vin de pays (Moncloa 2006, inconnu jusqu'ici) souple et savoureux.
Patatras pour Azur! Pas de chocolat à la carte des desserts. Plus audacieux, je me risque sur une glace au nougat local arrosée d'un caramel de vin pedro ximenès et truffée de grains secs du même raisin. Azur prend une petite cuillerée dans mon assiette, ouvre les yeux tout grands et fait un frénétique sémaphore à la serveuse: "Mi tambien!" Un délice sans nom...
C'est sur un petit nuage que nous parcourons les quatre ou cinq coins de rue qui nous séparent de l'embarcadère, même lestés comme nous le sommes de deux fioles de xérès et autant de coñac acquises dans une cueva voisine -- on n'est jamais trop prudent!
(Note à ma nièce: ce chapitre est dédié spécifiquement à ceux qui pensent que le blogue est trop gourmand.)

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