25 mars 2014

99 1/2 !

C'est un monsieur d'un âge respectable (même pour moi) que nous croisions sans cesse trottinant derrière sa marchette dans toutes les coursives du Sojourn. Nous nous saluions courtoisement sans plus depuis deux mois, jusqu'à ce que l'autre soir, en regardant du haut de l'Observation Bar notre départ de Ho Chi Minh Ville, nous en soyons venus à lier conversation.
Il est plein de remarques judicieuses sur les dernières villes traversées, notamment Hong Kong et l'ex-Saïgon, et de conseils qui me paraissent avisés (et souvent humoristiques) sur les prochaines escales, Bangkok et Singapour. Les échanges dévient sur les moeurs et les mentalités des populations, en particulier de la Chine et du Vietnam où, me dit-il, il est fréquemment venu par affaires depuis les années soixante. Toujours pertinents, souvent sagaces. Il parle cinq langues mais pas le français, possède quatre passeports, est Anglais d'origine, habite Berlin, connaît peu Paris mais adore Barcelone où il a même failli s'installer.
Ça doit faire une bonne demi-heure que nous discutons à bâtons rompus quand une dame s'approche: «Et alors, Tom, cette fête?» - «Super, tout le monde a été avec moi d'une gentillesse, presque tous ceux qui font le Tour du Monde y étaient, en plus du capitaine et de la plupart des officiers...»
Tout-à-coup, j'«allume»! Depuis une semaine, un carton d'invitation à la célébration «des 99 ans 1/2 de l'ami Tom» traînait sur notre table; nous l'avions négligé, ignorant qui était Tom et peu enclins à ces évènements servant souvent à boucher des trous pendant les journées de pleine mer... 
Hé bien, je venais de faire connaissance avec Tom, et j'en étais bouche bée. Non seulement ne fait-il pas son âge physiquement, mais il est d'une vivacité d'esprit remarquable, d'une mémoire quasi infaillible, et surtout d'un naturel affable, jamais à se plaindre, toujours à voir le bon côté des choses. Et il aura cent ans cet automne!
Cette rencontre a encore accru le plaisir inattendu que m'a apporté Ho Chi Minh Ville (Saïgon), où nous venons de passer deux bonnes journées. La première à parcourir la ville dans tous les sens en compagnie du chauffeur Lam et de la guide Maï, francophone, catholique et d'un savoir encyclopédique sur son sujet préféré.
À la demande d'Azur, et contrairement à ce que proposaient les excursions très yankees offertes par Seabourn, nous mettions l'accent sur le passé «français» de l'ex-capitale du Sud, zigzaguant à la recherche des vestiges, monuments et édifices de l'ère  indochinoise. Autant dans les grandes avenues que dans les ruelles étroites, au milieu du flux incroyable et quand même assez discipliné des mobylettes, scooters et motos qui ont remplacé les anciens vélos et qui dépassent pas vingt ou trente fois au moins le nombre des voitures. «Il y en a plus de cinq millions en ville, précise Maï, presque un pour chaque adulte... Et les deux-tiers ont été achetés depuis moins de cinq ans.»
Outre l'ancienne Mairie devenue «Siège du Comité des citoyens», nous passons voir les grands hôtels mythiques, le Continental, le Majestic, le Rex, l'ancien Palais du Gouverneur-général maintenant Musée de la Réunification, le Théâtre municipal et surtout la Maison du Dragon, superbement située sur les rives mêmes du Mékong et transformée en un fascinant Musée de Ho Chi Minh (l'homme, pas la ville). 
J'y passe une bonne heure avec Maï, visiblement admiratrice de «l'oncle Ho», alternant avec délectation entre les documents et photos historiques, les pures pièces de propagande quasi caricaturales et les touchants souvenirs humains: des articles de toilette utilisés par Ho quand il gagnait sa vie comme garçon de café pour payer ses études à Paris, son sac et son bol de riz de guerillero des années 40, sa machine à écrire portative et ses stylos préférés, les objets symboliques qu'on a enterrés avec lui selon une coutume ancestrale...
En cours de route, nous visitons aussi une pagode moderne dite «du petit véhicule» (une seule statue du Bouddha) et une bientôt tricentenaire (Giac Lam) du «grand véhicule» (trois Bouddhas représentant le passé, le présent et l'avenir), l'immense marché de Ben Thanh, les rues achalandées, multicolores du quartier chinois de Cholon...
Mais ce qui est le plus frappant, au-delà des lieux et des monuments, c'est le dynamisme industrieux de la population et surtout son increvable optimisme, qui nous paraît paradoxal, vu la pauvreté encore apparente du pays et la morosité omniprésente à laquelle la crise nous a habitués en Occident. La moitié des Vietnamiens n'a pas trente ans, n'a donc jamais connu la guerre, et comme dit notre jeune chauffeur Lam, «vit bien mieux qu'il y a dix ans et sait que ça ira encore mieux dans dix ans».
Symbole de cette modernité nouvelle et enthousiaste (empreinte d'un certain capitalisme, toléré sinon encouragé par un régime toujours communiste), la tour Bitexco dresse ses 68 étages bombés et étincelants près du fleuve, en plein centre-ville. La visite de son «Skydeck» entièrement vitré du 49e, qui offre de loin la meilleure vue sur l'ensemble de Ho Chi Minh Ville, marque la fin de notre tournée.
Un seul regret, nous en sommes rentrés si fatigués que nous avons raté en soirée, à l'Opéra de Saïgon, la représentation du spectacle musical «My Village», dont nos co-passagers nous ont fait un éloge unanime: une vision pas du tout folklorique mais moderne et enlevée de la vie quotidienne dans un village des collines... 
Le lendemain, nous nous sommes offert un remarquable gueuleton dans un des meilleurs restaurants de la ville, Hoi Ân, spécialisé dans la (très) fine cuisine de Hué, l'ancienne ville impériale. Traversant un élégant décor tout de teck sombre verni, on nous a installés à une table ronde dans une alcove ensoleillée donnant directement sur une rue assez calme, mais animée en face par une série de boutiques et d'étals de trottoir typiques. Velouté de potiron et de homard, incroyables rouleaux de printemps aux petites moules, délicieux canard laqué et poisson au gingembre et à la citronelle. 
Sans compter l'addition, un phénomène en soi: c'est certainement la première et très probablement la seule fois de ma vie que je paie cinq millions (ou presque) pour un repas! En dongs, remarquez, ce qui au taux actuel représente un peu plus de deux cents dollars US...

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