28 mars 2014

La langue de Chaplin, la Divine Foutaise et les bâtards d'Emmanuelle

Je ne vais pas vous ennuyer avec le récit d'un pique-nique hyper-chromé sur la plage de Ko Kut. Suffit de dire que ça a débuté par un orage à tout casser et une pluie diluvienne pour se terminer sous un soleil soudain par la dégustation les pieds (et le derrière) dans l'eau, à partir de planches de surf, de caviar sur mini-toasts, avec champagne évidemment. On se sentait tout de suite dans le royaume d'Emmanuelle...
Le lendemain mardi matin, bien trop tôt au goût d'Azur, en route du gigantesque port de Laem Chabang vers Bangkok et ses merveilles, à bord d'un car de tourisme heureusement confortable: deux heures et quart de trajet, dans la poussière d'abord, les embouteillages ensuite. On nous dépose dans un centre commercial tout neuf, où trouver un taxi qui parle une des langues que nous connaissons (du français au créole, en passant par l'anglais et, à la limite, l'espagnol) relève de l'exploit. 
Celui auquel nous finissons par nous résoudre baragouine et comprend exactement cinq mots de la langue de Shakespeare: «Please, thank-you, yes, no, stop». Pour le reste, son anglais est celui de Charlie Chaplin. Pas idéal pour visiter une ville inconnue où toutes les plaques de rue sont dans un alphabet aussi gracieux qu'indéchiffrable. Mais les deux candidats précédents étaient, en plus, analphabètes!
Il va donc nous trimballer tant bien que mal pendant près de trois heures dans des embarras de circulation à côté desquels Hong Kong et Ho Chi Minh Ville étaient de la petite bière. Je lui marque sur la carte les cinq repères majeurs qui nous intéressent. Il lève la main gauche, les cinq doigts écartés: «No!». Il replie trois doigts, laissant le pouce et l'index dressés: «Yes». Puis il déplie à moitié le majeur, cherche le mot et, comme «peut-être/maybe» dépasse les vastes frontières de ses talents de linguiste, le remplace par une mimique expressive à la Charlot.
Il fonce alors vers le centre historique Rattanakosin, à une vitesse telle que la moindre paraplégique en chaise roulante nous aurait laissés sur place. Nous aurons quand même le temps, en réduisant les sorties de voiture au minimum, de jeter un coup d'oeil rapide au palais royal, au temple du Bouddha d'émeraude, au fabuleux Wat Pho, au Grand Bouddha de Yodfa sur les rives charmeuses du fleuve Chao Phraya.
Se frayant un chemin entre les omniprésents et imprévisibles taxis-triporteurs (les bien-nommés tuks-tuks), le chauffeur parvient à nous offrir une vision fugitive du secteur plus ancien de Thonburi et du turbulent quartier chinois, avant de nous ramener vers 14 heures à notre point de départ de la Central World Plaza. Une escapade frustrante mais instructive, qui nous aura au moins permis de deviner les remarquables richesses d'une métropole qui mérite bien plus qu'une demi-journée de visite. Faudra repasser.
Enfin, face aux aléas de nous relancer dans le tohu-bohu automobile pour atteindre un des bons restaurants que j'avais repérés dans le guide, nous nous résignons à prendre un lunch (absolument gargantuesque et étonnamment bon) dans la cantine chic d'un hôtel voisin. En attendant le car qui nous ramènera au paquebot, en deux heures et demie cette fois, je croise le vieil ami Tom que le récit de nos tribulations fait ricaner d'un amusement bien légitime...
Mercredi, autre départ matinal, cette fois pour le Sanctuaire de la Vérité et Pattaya. La route est moins longue, beaucoup plus pittoresque, et la destination pour le moins surprenante. Le Temple, ou sanctuaire, de la Vérité est un de ces monuments à la pure folie humaine dont le délire s'élève à un tel niveau qu'on ne peut que les admirer inconditionnellement — la Sagrada Familia de Gaudi est l'autre exemple qui me vient à l'esprit. J'aurais bien dû me douter, cependant, que toute construction coiffée des mots  «temple» et «vérité» ne pouvait être qu'un monument à la foutaise majuscule!
C'est un homme d'affaires d'origine chinoise, enrichi entre les deux guerres, qui a racheté en 1941 l'emplacement et les ruines d'un temple ancien qu'il a entrepris de reconstruire à ses frais avec les matériaux et techniques d'époque. Presque trois générations plus tard, nous contemplons donc avec stupéfaction un «work in progress» fort avancé, immense échafaudage de plus de cent mètres de haut qui supporte des milliers de personnages et d'animaux fabuleux sculptés dans cinq variétés (et couleurs) différentes de bois précieux. Le tout réalisé sans un seul clou ni vis, entièrement au moyen de chevilles de bois dur et d'assemblages par tenons et mortaises... Le miracle, le vrai, c'est que ça tient debout.
Comme nous l'explique d'un ton pénétré la guide qui nous promène pendant plus d'une heure autour et à l'intérieur de cette merveille, la thématique est celle d'une glorification de la «vérité» de toute religion sur la base des «Sept Créateurs» qui sont le Père, la Mère, le Soleil, la Lune, la Terre... mais vous voyez le topo, j'avoue que j'ai cessé d'écouter ce charabia bien avant la fin! Pour m'abîmer dans la réflexion que c'est une des caractéristiques les plus incompréhensibles de l'esprit humain que la quasi-totalité des grandes oeuvres d'art sont le produit direct des superstitions religieuses parfois les plus absurdes (grecques, taoistes, indoues, bouddhistes, incas, mayas, juives, chrétiennes, musulmanes...). Le reste étant dû essentiellement à la concupiscence charnelle — il doit bien avoir un lien logique là-dedans; Marcuse, où es-tu quand j'ai besoin de toi?
La concupiscence, nous avons aussi pu contempler son «temple de la vérité» au retour vers le bateau. Au milieu de la monstruosité touristique qu'est Pattaya (de modeste village de pêcheurs à station balnéaire et mecque «gay» et sexy de deux millions d'habitants en une génération et des poussières), un bar de danseuses-contact arbore une demi-douzaine de représentations hyperréalistes de femmes nues grandeur nature dont les aréoles sont couvertes de pastilles fluo avec la subtile invitation: «Entrez décoller nos pastilles»! Une façade sur cinq promet les délices du «massage thaïlandais authentique sans complexes», une autre sur vingt invite à la «franche rencontre» des Lady Boys, l'institution qui (face au tollé mondial soulevé par le tourisme pédophile) fait maintenant  la gloire du lieu: les prostitué(e)s transsexuel(le)s. Emmanuelle, tu ne serais pas trop fière de tes petits-enfants.
Somme toute, je préfère à cette indubitable réalité les faussetés du Sanctuaire de la Vérité.

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