18 mars 2014

Le Vietnam selon Fellini?

Le temps frais qui nous avait surpris à Hong-Kong nous pousuit jusqu'au nord du Vietnam deux jours plus tard. Quand je mets le nez sur mon balcon vers les sept heures du matin lundi, c'est pour être pénétré jusqu'aux os par un air frisquet, mouillé d'un brouillard assez dense derrière lequel glissent presque sans bruit des silhouettes de sampans, de jonques aux mâts dénudés et de cargos poussifs.
Notre paquebot est un des trois qui font la queue pour se trouver un ancrage confortable face au peu ragoûtant port charbonnier de Ha Long. Dans notre dos on devine, plutôt qu'on ne les voit, les formes fantasques des rochers de la baie d'Along.
Un déjeûner avalé en vitesse nous réchauffe un peu, après quoi nous sommes assemblés en docile troupeau pour être répartis entre la demi-douzaine de chalands vétustes (outrageusement qualifiés de «jonques») qui vont nous emmener faire un tour dans la célèbre baie.
Pour leur rendre justice, les bateaux, qui prennent chacun une trentaine de passagers, sont d'une propreté remarquable et d'un surprenant confort intérieur malgré leurs superstructures en partie rouillées, en partie pourries. Ce qui n'a rien d'étonnant — notre «Au Lac 25» date certainement d'avant Dien Bien Phu et je préfère ne pas savoir à combien de couches de peinture superposées il doit sa blancheur.
Comme ses congénères, il prend sous un régime pépère la direction du sud-est, sur une mer aussi calme qu'envahie de détritus divers, au milieu d'un encombrement de barques de pêche, de bateaux d'excursion de tous les âges et de toutes les formes et de longues barges basses transportant le plus souvent des montagnes de charbon recouvertes de bâches, destinées sans doute à la Chine ou à d'autres voisins.
Après une demi-heure, juste comme nous commençons à nous agacer de cette balade sans attraits dans un décor inexistant, notre vénérable moteur diesel baisse de régime: sa pétarade se mue en un murmure hoqueteux et nous nous engageons dans une des multiples passes qui donnent accès à l'invraisemblable labyrinthe des îles.
Le brouillard ne s'est pas levé, au contraire il traîne avec persistance au ras des flots, sous un ciel de la même teinte blanchâtre que l'eau qui le réflète. «Dommage qu'il ne fasse pas plus beau», pensons-nous d'abord... et bien à tort.
En effet, dès que nous nous retrouvons enveloppés dans les silhouettes fantômatiques des près de deux mille minuscules îlets que contient la baie, cette grisaille prend un extraordinaire relief, créant une atmosphère surréelle plus proche du cinéma fantastique que des réalités quotidiennes. Entre le parc de «la Belle et la Bête» de Cocteau et la plage de «Juliette des Esprits» de Fellini. Une impression encore renforcée, assez curieusement, par l'improbable procession d'une douzaine de «jonques» semblables à la nôtre qui serpentent lentement entre les parois verticales des rochers dans un chassé-croisé onirique apparemment sans fin.
On croirait qu'après une quinzaine de détours entre des centaines de formes tourmentées mais toutes apparentées, on pourrait en avoir assez. Mais la répétition même d'expériences visuelles similaires mais jamais identiques a un effet hypnotique qui interdit l'ennui; j'ai l'impression qu'elle nous met dans une sorte d'état de transe fascinée. Les passagers, la plupart sortis avec leur appareil-photo sur le pont avant ou grimpés sur le toit-terrasse devant le poste de pilotage, ne se parlent qu'à mi-voix, comme dans une cathédrale en ruines...
À cela s'ajoute l'absence presque totale de couleur. À travers le filtre du brouillard, le vert foncé des végétations est devenu gris sombre sur le gris plus clair de la roche dont les rares strates jaunes ou rouille sont elles-même neutralisées. Les seules taches vives, bleues, rouges et orange, sont fournies par les rares rappels à la réalité que constituent de minuscules villages flottants de pêcheurs, parfois amarrés à l'une des îles, parfois ancrés en plein milieu d'une passe.
Nous continuons à errer pendant deux bonnes heures dans une espèce d'heureuse hébétude entrecoupée des minuscules tasses de thé vert que nous distribue parfois l'équipage. Lorsque finalement nous ressortons du labyrinthe pour reprendre la mer libre vers le paquebot, on sent un grand soupir collectif, comme si tout au long nous avions retenu notre souffle!

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