05 mars 2014

Bali... en pièces détachées

Un aspect curieux, souvent dérangeant, des croisières est que les courtes escales ne permettent qu'une vision fragmentaire d'une ville, d'une région, encore plus d'un pays. Parfois, les divers fragments concordent et vous donnent l'impression, probablement fausse, d'avoir saisi l'essentiel.
Mais plus souvent, les images qui vous restent divergent et agacent votre esprit comme des pièces dépareillées d'un casse-tête complexe, qui ne s'ajustent l'une à l'autre ni par la forme, ni par la couleur. C'est ainsi qu'après un jour et demi à Bali, nous nous retrouvons avec quatre visions bien distinctes de l'île.
Une première sortie au port des croisières de Benoa m'a déposé le matin au beau milieu de ce que les sites archi-touristiques ont de plus détestable. Bureau de change hyper-achalandé aux tarifs plutôt fantaisistes (facile, quand la monnaie locale se compte en centaines de milliers d'unités pour quelques dollars ou euros), comptoirs de souvenirs trois-quarts pacotille, un peu artisanat apparemment de qualité, multitude de gamins accrochés à vos basques pour vous soutirer quelques sous, encore plus de vendeurs, intermédiaires, guides auto-proclamés arborant des licences «officielles» dans une langue indéchiffrable, taxis plus ou moins fiables et légitimes se tiraillant pour obtenir votre attention... Si je n'avais pas eu l'avis fortement favorable d'autres voyageurs déjà venus ici, j'aurais tourné le dos à ce capharnaüm sans chercher plus loin.
En début d'après-midi, sous toutes réserves et à l'insistance de Marie-José, nous sommes redescendus et avons pris au hasard un taxi dans la file qui s'étirait face au débarcadère. Pas de compteur, une carte de tarifs illisible, il fallait négocier ferme le prix et les conditions, en restant sourds à des appels larmoyants du genre: «Madame, Madame, 50 000 roupies de plus, oui s'il vous plaît, j'ai une femme et quatre petits enfants à nourrir...», en sachant bien que ce qu'il réclamait pour une heure et demie de course correspondait à une semaine de salaire sinon plus pour beaucoup de ses compatriotes. Soyons justes: une fois l'entente conclue, il n'est jamais revenu là-dessus et nous a offert un service irréprochable dans une voiture propre, en excellent état. Et une trentaine de dollars pour le tout était loin d'être une arnaque.
Yomen — la moitié des Balinais semblent se prénommer Yomen, sans doute une simplification pratique de leurs vrais noms à rallonge à l'intention des étrangers — nous a vite sortis (à notre demande) de l'autoroute menant à Denpasar, la capitale. Il a alors emprunté une étroite et pittoresque route de campagne dont les bas-côtés offraient un méli-mélo de boutiques à touristes, d'échoppes destinėes à la clientèle locale, de champs en broussailles, de résidences variant par la taille, le confort et l'état de complétion et de petits temples fastueusement décorés, souvent défendus par des démons grimaçants.
Après un peu plus d'une demi-heure, il s'arrête pile, face à un terrain vague gardé par un costaud à turban à qui il remet quelques pièces, et nous annonce: «Sanur, la plus belle plage de Bali pour les familles!» avant de garer sa voiture plus ou moins à l'ombre. Devant l'air méfiant de Marie-José qui cherche en vain la mer au milieu des barraques branlantes, il s'empresse d'ajouter: «Rien à craindre, je vous accompagne.»
En trois minutes, nous nous retrouvons assis à une terrasse «les pieds dans le sable» face à ce qui est effectivement une superbe plage où quelques dizaines de touristes sont perdus dans une foule dominicale de familles locales, depuis les bébés au sein jusqu'aux arrière-grands-mères. 
Une de celles-ci, justement, passe au pas de course à côté de nous, coiffée d'un chapeau conique au sommet peint d'une fleur écarlate et armée d'une longue gaule et d'un panier en osier. Sans hésiter, elle entre dans l'eau tout habillée, s'avance jusqu'à ce que la mer atteigne sa taille, et d'un geste assuré fouette sa gaule devant elle, déroulant une longue ligne garnie d'un hameçon et d'un flotteur. Elle vient de se joindre aux dizaines, probablement aux centaines de pêcheurs du dimanche qui ont envahi la plage, en net surnombre sur les baigneurs et les water-scooters, animant les hauts-fonds turquoise de l'incessant mouvement de relance de leurs cannes.
La plupart des tables de notre café (et des autres terrasses voisines) sont occupées par des groupes animés de Balinais, auxquels se mêlent quelques Européens, dans la plus grande cordialité. Une jeune femme nous apporte un menu en anglais, où les prix sont indiqués en dizaines d'unités non précisées. Je fronce les sourcils: «Des dollars? Seize dollars pour un Coca, ça me paraît beaucoup...» Yomen hausse les épaules sans répondre, mais la serveuse corrige immédiatement: «Mais non, Monsieur, c'est des mille!» et je comprends qu'elle sous-entend «roupies». À 11 000 roupies le dollar US ou 14 000 l'euro, ça fait une sacrée différence. Ça devient même, pour nous du moins, une aubaine!
Effectivement, notre commande d'un Coca, un thé au citron vert, une eau gazeuse et un plateau de (fort bons) rouleaux frits aux crevettes que nous partageons amicalement avec le chauffeur nous coûtera la somme mirifique de «87», soit un peu moins de huit dollars ou six euros. Pourboire compris, bien sûr.
Au retour, nous faisons halte dans une boutique de vêtements et accessoires, d'où Azur ressort avec un mignon chapeau de paille jaune clair, brun et noir, habilement tressé en mailles fines comme une dentelle. Suivant les conseils des experts et du Petit Fûté, je me prépare à marchander... mais quand la brave dame nous réclame timidement cent mille roupies, je me sens ridicule. 
Après ce charmant dimanche à la plage on ne peut plus balinais, Yomen nous ramène vers 16 heures jusqu'au pied même des marches de la gare des croisières... et je lui rajoute avec le sourire les 50 000 roupies supplémentaires qu'il avait tant réclamées au départ. J'espère que Mme Yomen et les quatre petits enfants seront bien nourris.
Nous avons tout juste le temps de monter à bord nous rafraîchir et endosser ce que Seabourn, dans son code vestimentaire, appelle «elegant casual» — chemise ouverte et veston sport pour les hommes, pantalon-chemisier (et chapeau de paille neuf!) pour les dames. Une collection d'autocars nous attend près de la rampe de débarquement pour nous emmener vers un «Special Event» réservé aux passagers qui effectuent le tour de monde au complet.
L'hôtel-restaurant où nous descendons, près d'une heure plus tard, sera la troisième pièce de notre puzzle balinais.
L'arrivée n'est pourtant pas si prometteuse: au bout d'une étroite ruelle, un autre terrain vague embroussaillé sert de stationnement. Mais il fait face à un impressionnant portail sculpté qui donne sur une longue allée pavée d'ardoises irrégulières et bordée de massifs fleuris bien entretenus. 
Après une centaine de mètres, nous débouchons sur un parterre de gazon velouté où nous attend une armée de majordomes à turban et livrée bourgogne et de serveuses en sari clair qui font circuler des plateaux de jus, de vin et de coquetels et de grands plats garnis de brochettes et d'amuse-gueule divers. 
Azur a tout juste eu le temps de chercher de l'oeil un endroit où s'asseoir qu'apparaît par magie une cohorte de domestiques portant sur leurs têtes de confortables fauteuils et quelques tables d'appoint. En fond de scène, est accroupi un orchestre rouge et or d'une quinzaine de joueurs de gamelan, et face à eux les trois traditionnelles danseuses pré-adolescentes fardées et chamarrées se lancent dans leur élégant numéro.
Après une petite demi-heure de cette mise en bouche, la nuit tombant, une autre promenade d'une centaine de mètres le long d'un beau jardin au bassin central de tuiles vernies nous mène à trois pavillons ouverts de bois sombre qui entourent une scène carrée. On nous installe à des tables rondes nappées de rose, sur lesquelles repose un incroyable menu de quatre services comportant au moins une vingtaine de choix.
Sitôt nos verres remplis de vin, de bière ou d'eau, serveurs bourgogne et serveuses roses et rouges déposent sur chaque table un grand plateau chargé de quatre ou cinq petites entrées froides, parmi lesquelles chaque convive se sert à volonté. Suit une ronde de bols de bouillon de poulet subtilement parfumé, puis un autre grand plateau portant, cette fois, les entrées chaudes, encore plus succulentes.
Au moment où apparaît le plateau des plats principaux, la scène centrale s'éclaire et s'anime de l'apparition d'un monstre mythique mi-dragon mi-lion habité par deux danseurs, auquel font face trois autres danseurs au torse nu, puis une «sorcière» au costume extravagant surmonté d'un masque mi-terrifiant, mi-ridicule. Le temps de nous rendre au dessert (un autre plateau à choix multiples), se déroulent les différentes phases de la danse traditionnelle masculine du «Barong», incluant le combat de kris stylisé final.
Avec le café ou le thé, les danseurs font place à des danseuses, adultes celles-là, qui font le tour des tables en flirtant avec leurs éventails vernis pour inviter les convives à les accompagner sur la piste. Le tout se termine par une ronde conviviale, parsemée d'incidents comiques et donnant lieu à une interminable séance de photos.
Pour le (long) retour aux autocars dans le noir, l'allée a été éclairée de dizaines de jolies lanternes garnies de bougies, déposées sur le sol. Une belle soirée, témoin d'une culture raffinée et d'un élégant savoir-vivre... mais qui n'a rien en commun avec le bazar touristique du matin ni la plage bon enfant de l'après-midi.
Le lendemain midi, au moment où le Sojourn quitte le quai pour sortir de la baie de Benoa, nous survolons du haut de la passerelle d'observation un quatrième Bali. Celui de la presqu'île verdoyante bordée de plages blondes et hérissée de toits pointus de tuiles rouge vif où sont regroupés la plupart des hôtels de grand luxe et «resorts» célèbres, au chic d'un exotisme savamment domestiqué à l'occidentale, où la moindre nuitée coûte plusieurs mois du revenu d'un Balinais moyen et le prix du petit-déjeûner nourrirait Mme Yomen et ses quatre petits enfants pendant quelques semaines...

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