12 décembre 2008

26 novembre 2008

Le Lagon 2 est une excroissance récente d'un restaurant renommé donnant sur la mer. Ses deux étages à flanc de falaise ont été dessinés et décorés pour imiter les coursives et les cabines d'un paquebot. La réception même rappelle l'atrium des yachts de croisière Seabourn que nous avions pris ces dernières années, avec les mêmes boiseries exotiques et le même escalier central en spirale à main-courante en cuivre.
L'hôtel ne contient qu'une cinquantaine de chambres, si bien que nous sommes vite familiers avec sa topologie et jouissons presque instantanément d'une relation de confiance avec le personnel réduit: le gérant de la salle à dîner, Yoro, sa serveuse principale (dont la coiffure, à notre amusement non déguisé, change tous les jours), les garçons d'étage -- un grand jeune et un petit vieux --, le couple de la réception seront devenus des copains au bout de deux jours.
Notre chambre est très confortable en plus d'être élégante, offrant un mur entièrement vitré ouvrant sur une terrasse d'où nous apercevons la Plage aux Enfants, la jetée sur la pointe de la Corniche et un peu plus loin derrière, le bout le plus élevé de l'île de Gorée. Seule réserve, un manque d'espaces de rangement qui va nous obliger à des prodiges d'ordre et d'organisation. "C'est pas fait pour rester ici plus qu'une nuit ou deux", commente Azur.
En revanche, en nous levant dimanche matin, nous pouvons contempler à nos pieds une flottille de bateaux de pêche hauts en couleurs que croisent des kayaks de mer pagayés par d'énergiques touristes, sur un fond de pétroliers et grands cargos qui font du sur-place au large, attendant de pénétrer dans le port très achalandé. Au-dessus de cette animation maritime, des vols d'aigles-pêcheurs tournoient inlassablement pour tout-à-coup plonger en rase-mottes à la poursuite d'un menu fretin que les pêcheurs auraient négligé. Un de ces majestueux oiseaux viendra même se reposer quelques minutes sur la balustrade de notre balcon.
Nous passons le gros de la journée à l'hôtel pour récupérer et nous installer, nous hasardant à peine quelques minutes dehors pour explorer un voisinage immédiat sans intérêt, envahi de gamins vendeurs de cigarettes, mouchoirs de papier et surtout cartes téléphoniques Orange. Nous avions envisagé d'aller manger au chic restaurant Lagon 1, situé sur un ponton à 200 mètres en contrebas, mais la paresse nous incite à nous contenter du menu, par ailleurs excellent, de la salle à dîner intérieure de l'hôtel.
En début de soirée, notre vieil ami Pape Touré s'annonce à l'entrée. En grimpant l'escalier en colimaçon pour l'accueillir à la réception, je suis saisi d'un doute: il y a près de vingt ans que nous ne nous sommes pas vus, allons-nous au moins nous reconnaître et, malgré la chaleur de nos récentes conversations au téléphone, l'amitié et la complicité de jadis auront-elles survécu? Il suffit d'un moment et d'un regard pour me rassurer pleinement. En premier lieu, il n'a presque pas changé (beaucoup moins que moi, en tout cas), sauf pour un peu d'embonpoint et le poivre-et-sel qui saupoudre sa courte chevelure au-dessus d'un de ses immenses boubous blancs -- descendant de Peuls, il fait à peu près deux mètres de haut. Et sitôt qu'il me voit, sa tête un peu sévère se fend de cet immense sourire bon enfant qui le transforme en grand gamin espiègle.
Nous tombons dans les bras les uns des autres (Azur n'étant pas en reste) et descendons à la chambre lui remettre nos petits cadeaux et renouer le fil d'une conversation dont on dirait qu'elle vient d'être interrompue il y a quelques jours au lieu de deux décennies. Ce serait l'occasion d'une joyeuse libation... si Pape n'était le plus scrupuleux des Musulmans pour lui-même, tout en se montrant d'une belle largeur d'esprit pour les autres. Et le thé à la menthe, sa seule passion en ce domaine, ne nous paraît pas vraiment approprié à l'occasion.
Nous nous entendons pour qu'il nous laisse reprendre nos forces une autre journée, avant d'envoyer son chauffeur et un neveu homonyme (immédiatement surnommé Pape le Jeune) nous prendre mardi matin afin de nous emmener à Gorée. Et mercredi, nous déjeûnerons chez lui avec sa femme Oumou, que je n'avais rencontrée qu'une fois à la veille de son mariage et que Marie-José ne connaît pas du tout. Pour la suite, on verra bien...
Lundi, nous en avons vite assez de l'hôtel et en fin de matinée prenons un taxi jaune et noir vieillot vers un premier contact avec la ville. Dakar a bien changé. Physiquement bien sûr, elle doit avoir doublé de population et de superficie depuis mon dernier séjour, en plus de s'être dotée d'une collection de tours à bureaux ultra-modernes qui tranchent, pas toujours avec succès, sur la vieille architecture coloniale française élégante, quoique un peu déglinguée.
Mais c'est surtout l'atmosphère qui s'est modifiée, et pas pour le mieux. D'abord cet engorgement bruyant, polluant et chaotique de voitures de tous les types et de tous les âges, bien pire que ce dont je me souvenais. Ensuite la presse et la bousculade nerveuse sur tous les trottoirs, qui a remplacé la nonchalance anarchique mais bon enfant de jadis. Étals improvisés, vendeurs de rue accrocheurs et agressifs, piétons méfiants et impatients qui écartent d'un geste rageur la multitude de mendiants pitoyables et insistants. Là où on circulait autrefois dans une bonne entente et un calme relatifs sur de larges espaces, on doit désormais se livrer à une course à obstacles nerveuse et inconfortable au milieu d'une foule compacte.
La ville n'a pas perdu entièrement son charme, mais elle se rapproche de plus en plus des autres métropoles africaines surpeuplées et difficiles à vivre. Pour moi, c'est la déception, et pour Azur, le choc: elle refuse résolument de descendre du taxi même pour s'approcher d'un guichet distributeur de billets (dont nous avons pourtant grand besoin) et je vois pointer le moment où, malgré son vieux désir de voir Gorée et le continent de ses ancêtres, elle va regretter d'avoir entrepris ce voyage. Heureusement, nous rentrons dans le nid rassurant de notre hôtel avant que cela ne se produise... et une visite particulièrement réussie à Gorée le lendemain rétablira la situation.
Sitôt après un déjeuner du matin copieux, Pape Touré "le Jeune" vient nous prendre au Lagon 2 avec un chauffeur dans une rutilante quatre-quatre japonaise pour nous amener à l'embarcadère. Dans une salle décorée de fresques naïves sur le thème de l'histoire de l'île, nous attendons une petite demi-heure avant d'embarquer sur un traversier assez moderne pour une balade qui dure à peine une vingtaine de minutes. Au débarquement, passage obligé au "bureau de tourisme" qui ne fait rien d'autre que nous vendre des billets et nous soumettre aux sollicitations d'une foule de guides, officiels et officieux.
L'"Île aux Esclaves" s'est bien requinquée depuis qu'elle a été élevée par l'Unesco au statut de "Patrimoine de l'Humanité", peu après mon dernier passage au milieu des années 1980. Tout est loin d'être parfait, mais un grand nettoyage a été effectué sur la plage et la jetée d'arrivée, sur les places sablonneuses et dans les rues. Beaucoup d'anciennes maisons autrefois laissées à l'abandon ont été réparées et repeintes de couleurs vives dans le respect de leur style originel pour devenir de coquettes résidences, des ateliers d'artisans ou des musées et centres d'histoire et d'art.

Une bonne partie de ce qui reste dans l'état contribue au climat de charme suranné qui règne ici: bancs boiteux et fontaines asséchées, rues de terre cahoteuses, bord de mer à l'abandon...
Première étape obligée, la Maison des Esclaves transformée en mémorial un peu artificiel mais tout de même poignant. Le rez-de-chaussée sombre est troué de cachots de pierre nue, chacun destiné à une "clientèle" spécifique: hommes, enfants, femmes, récalcitrants, inaptes (esclaves mâles pesant moins de 60 kilos et soumis à un engraissement forcé), etc. Au fond, la Porte de non-retour par où était convoyée la "marchandise" vendue vers les navires négriers accostés à un quai privé... et où on jetait les cadavres et parfois sans doute les révoltés vivants, que des requins attendaient en contrebas.
Un guide compétent et bien imbu de sa mission réussit à être didactique
sans nous ennuyer, parfois même émouvant. Une fois qu'il a terminé son laius, nous escaladons le double escalier en demi-cercle pour visiter l'"étage des blancs" où vivaient les esclavagistes et où loge maintenant une exposition historique permanente, informative sans plus. Nous y apprenons entre autres que pour "une jeune noire bien faite et en santé", le prix courant était soit une poche de tabac, soit un vieux fusil... ce qui m'a fait comprendre que moi, j'avais payé bien trop cher! Quand je le signale à Azur, elle se plie en deux de rire!
De l'autre côté de la rue, une bien plus jolie maison a été transformée en Musée de la femme africaine. Mais son intérêt principal est de nous faire pénétrer dans le curieux univers de son ancienne propriétaire Victoria Albis, une "signare" célèbre.
Les signares étaient les femmes indigènes des colons blancs, dont la plupart laissaient en France femme et enfants et, pendant les 10 à 20 ans qu'ils passaient ici, fondaient souvent une seconde famille métissée. Les femmes noires qu'ils "épousaient" sans bénéfice de clergé n'étaient pas esclaves mais libres, elles avaient même le droit d'être propriétaires d'une résidence dans le quartier blanc (Gorée dans le cas de Dakar, le nord de la ville à Saint-Louis) et de tenir commerce. Leurs enfants naissaient libres et les filles pouvaient à leur tour devenir signares, épouses locales d'une autre génération de colons. Si bien que certaines, signares de mère en fille sur plus de deux générations, étaient presque blanches... et parfois fort riches pour peu qu'elles aient la bosse des affaires!
En route vers la pointe sud de l'île, la plus élevée, nous arrêtons prendre un thé sur une petite place, face à un atelier où oeuvrent des peintres de sable. Concentrés au-dessus de planches enduites de colle, ces artisans composent des tableaux, souvent réussis, en faisant tomber avec grande dextérité des filets de sable plus ou moins fins de plusieurs couleurs, qui adhèrent à la surface. Ils travaillent une teinte à la fois, et des aides vont faire sécher leurs oeuvres au soleil au bord de la mer jusqu'à ce qu'elles soient prêtes pour la prochaine couche. Nous les regardons opérer avec fascination, mais pas de photos: ils demandent pour le privilège un prix exorbitant.
Retour vers la jetée par un dédale de rues tortueuses et colorées, jusqu'à une petite place centrale autour d'un kiosque à musique. Tout près, une collection de paillottes-restaurants offrent cuisine locale et menus touristiques. Nous choisissons la plus sympathique, "Chez Tonton", où j'ai droit à mon premier (très bon) poulet maffé depuis près de vingt ans, Azur ayant préféré malgré mes conseils un poisson grillé -- dont je dois admettre qu'il était aussi succulent. Pape le Jeune dévore un poulet-frites, dont nous comprendrons vite qu'il est son plat de prédilection.
En début d'après-midi, nous faisons une courte tournée du côté ouest de l'île et le soleil de plomb nous incite à nous réfugier dans la fraîcheur du Fort d'Estrées, citadelle ronde et basse transformée en un instructif musée historique couvrant le passé non seulement de Gorée, mais de tout le Sénégal, y compris trois salles voûtées fascinantes consacrées aux confréries musulmanes, qui sont une spécificité de l'Islam d'ici. La chaleur aidant, nous nous hâtons de prendre le prochain bateau pour rentrer à Dakar.

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