Samedi matin, nous étions allés avec Habib, le second chauffeur de Pape, louer pour le lendemain une immense et confortable quatre-quatre Toyota "Prado" déjà réservée en notre nom par notre précieux ami. Une fois les papiers remplis, le propriétaire de l'agence nous a offert de partir tout de suite avec la voiture. Pourquoi pas? Habib nous a donc déposés directement à l'hôtel et est reparti chez lui avec la Toyota, qui devait revenir nous prendre dimanche matin pour une semaine de vagabondage à travers le Sénégal.
Notre première expérience de la grand-route, quoique bien typique, n'aura pas été très réjouissante: une bonne heure d'embouteillage odorant et bruyant sous un soleil d'enfer, seulement pour sortir de Dakar et atteindre la route de Thiès. Il faut comprendre que la capitale est construite sur une presqu'île, le Cap-Vert, dont le seul débouché véritable est la route du port de pêche de Rufisque, que toute la circulation du pays doit emprunter, peu importe d'où elle vient et où elle va! Recette certaine pour un bouchon monstrueux presque nuit et jour dans un site qui est, de plus, un bol de poussière brûlante et tournoyante dominé par les grues de multiples chantiers de construction.
Par bonheur, une fois sortis de ce traquenard, nous nous sommes retrouvés sur une nationale en bon état, pas trop encombrée, bordée de bouquets de palmiers et d'énormes baobabs plus ou moins chauves. Dépaysement garanti. Comme c'est dimanche, le gros de la circulation autour de nous consiste en ces omniprésents petits autobus locaux et régionaux bondés d'une clientèle colorée, hétéroclite, souvent suspendue au-dessus du vide à l'arrière du véhicule brinquebalant, peint en blanc ou en jaune et bleu, à l'avant presque toujours orné d'une invocation "Alhamdoulilah" (Merci à Dieu).
Azur était tellement fascinée par son premier contact avec le "vrai Sénégal" qu'elle en a oublié de parler, absorbant les sensations nouvelles par toutes les pores de la peau. Voyant cela, j'ai vite changé de place avec Pape le Jeune et me suis installé devant à côté du chauffeur, d'où je pouvais mitrailler le paysage et ses habitants avec mon beau gros reflex Sony tout neuf, chaussé d'un zoom télescopique.
Un des premiers spectacles qui nous a surpris a été de voir quatre jeunes femmes balayer le parking de terre à côté du marché d'un village de bord de route. Pas le fait qu'elles balaient (en soulevant des nuages de poussière), mais le costume dans lequel elles le faisaient: chacune portait une élégante et très propre robe traditionnelle brodée de couleurs vives, aussi pimpant
es que si elles étaient là pour prendre le thé! Explication de Pape le Jeune: "Les Sénégalaises sont toujours coquettes... même lorsqu'elles nettoient les rues."
Un peu plus loin, nous avons abandonné la nationale pour une route de terre assez défoncée qui, après plusieurs détours, nous a menés à une des curiosités naturelles du Sénégal, le Lac Rose de Retba. Pas très grand (3 km carrés) et peu profond (environ 3 m au centre), c'est en réalité un étang originellement composé d'eau de mer, dont l'évaporation a fait une sorte de "soupe" à très forte concentration de sel, presque dix fois celle de l'océan voisin. Et encore plus étrange, il est vraiment rose. Cette couleur bien visible, quoique plus prononcée à d'autres périodes de l'année, est due à des algues et autres microorganismes. Nous avons pu la contempler à notre aise, du restaurant en plein air où nous nous sommes arrêtés pour un lunch tout juste correct. Il y avait même un ou deux touristes qui y flottaient comme des bouchons.
Le soleil se couchait lorsque nous sommes parvenus dans la banlieue de Saint-Louis, notre première étape. Après l'inévitable cohue de l'entrée en ville, nous avons abordé le célèbre Pont Faidherbe, une structure métallique d'une légèreté arachnéenne construite à la fin du 19e siècle par un rival de Gustave Eiffel. Même si on nous affirme qu'il a été rénové récemment, le pont fait plutôt vétuste, sa chaussée de métal défoncée en maints endroits, ce qui force en particulier les cyclistes et vélomotoristes qui l'empruntent en grand nombre à des slaloms acrobatiques plutôt déroutants pour les conducteurs d'autos et de camions entre lesquels ils zigzaguent audacieusement.
Il faut dire que Saint-Louis, l'ancienne capitale coloniale du pays, est construite en bonne partie sur une île longue et étroite à l'embouchure du fleuve Sénégal, au milieu d'une lagune protégée de l'océan par une longue barre de sable, la Langue de Barbarie. Du côté de la terre ferme où sont les nouveaux quartiers, un seul pont, Faidherbe. De l'autre côté, celui du port de pêche et de la mer, il y avait deux ponts mais l'un d'eux (le "Pont de la Geôle") est tombé et a dû être démoli en grande partie. Soi-disant pour être rebâti, mais à en juger par l'état des travaux, c'est pas demain la veille!
Heureusement, la ville assez somnolente n'est pas trop peuplée (un quart de million), mais cette concentration de la circulation en deux points donne quand même de jolis embouteillages. Notamment à l'heure de notre arrivée. C'est donc à la queue d'une lente procession que nous sommes parvenus de l'autre côté du Pont Faidherbe, sur la Place de la Poste, à la brunante.
Le mythique Hôtel de la Poste, à notre droite, est pareil à ses photos des années 1930, sauf pour une marquise qui abrite désormais un café donnant sur la place. À l'intérieur, le patron fait toujours visiter avec fierté la chambre 219, où Jean Mermoz se reposait entre les étapes Casablanca-Sénégal et Sénégal-Brésil du vol de l'Aéropostale. Il n'y avait cependant pas de place pour nous pour les trois prochaines nuits; dommage, la petite suite qu'on nous a montrée, quoique un peu rudimentaire, était bien sympathique.
Pas de place non plus à la Résidence, l'autre "grand" hôtel traditionnel de Saint-Louis (et son meilleur restaurant, comme nous aurons l'occasion de l'éprouver). Il a donc fallu nous résigner, ô tristesse, à frapper à la Maison rose, le nouvel hôtel-boutique à la mode aménagé dans l'ancienne résidence du gouverneur colonial par la fille de l'ex-président Abdou Diouf.
On y pénètre par une belle porte cochère donnant sur une cour intérieure (rose, quoi d'autre) fleurie et surplombée de galeries à arcades, qui se termine sur un escalier monumental. Nous avons hérité de la très jolie suite nommée "Crack" à l'étage, décorée dans un style qui fait fortement penser à un ryad de Marrakech, jusqu'à la salle de bains réalisée en tadelakt. Et tout ça à prix
doux: le directeur, apprenant que j'ai jadis travaillé avec Magatte Diouf, oncle de la propriétaire, et Momar Ali Ndiaye, son cousin, nous a accordé spontanément une réduction.
Une fois les bagages ouverts, nous avons grimpé deux autres volées de marches pour parvenir au bar-restaurant installé sur le toit en terrasse. À la nuit presque tombée, le paysage urbain était magique: les toits et les minarets de Saint-Louis se découpaient
en noir tacheté du jaune des fenêtres éclairées sur un ciel encore rosé, tandis que le Pont Faidherbe reflétait sa dentelle métallique illuminée dans l'eau calme de la lagune.
Lundi et mardi ont été consacrés à une visite un peu paresseuse de la ville, belle et charmeuse dans sa vétusté, parsemée de jolis édifices coloniaux et de belles maisons créoles
aux longues galeries de fer forgé et aux multiples volets, [photo] et de la Langue de Barbarie avec son marché aux poissons (nez délicats s'abstenir), ses chantiers de construction navale artisanaux, ses centaines de pirogues peintes de couleurs vives et décorées de symboles mystérieux et son étonnant Cimetière des pêcheurs. Le tout dans une atmosphère relax et bon enfant, bien loin de la bousculade dakaroise.
Deux très bons repas: du zébu grillé au Flamingo, le resto de l'Hôtel de la Poste, dont la terrasse offre une vue imprenable sur la lagune et le pont, et une langouste bien charnue à la Résidence. Les petits déjeuners à la Maison rose étaient assez rigolo, constamment interrompus par des galopades dans les escaliers du garçon qui nous servait: le seul frigo en-dehors des mini-bars des chambres se trouvait dans le restaurant sur le toit, si bien que chaque fois que nous réclamions du beurre, un yogourt, du lait pour les céréales, etc., il devait se farcir les trois volées de marches aller-retour!
Nos deux accompagnateurs avaient choisi d'aller dormir chez un copain d'Habib, pour faire des économies sur leur per diem, et venaient nous récupérer le matin. Hier avant-midi mercredi, après être passés au guichet automatique et chez un marchand de journaux qui offrait des publications françaises avec une semaine de décalage (Azur tenait mordicus à son "Marianne"), nous nous sommes remis en route vers le nord pour le Parc naturel de Djoudj, célèbre pour sa concentration d'oiseaux migrateurs. Juste à la sortie du faubourg de Sor, après le Pont Faidherbe, barrage de gendarmerie: il y a une manif de grévistes face à l'Université qui menace de tourner à la violence, il faut donc faire le tour par derrière, empruntant des rues de terre qui sont à peine mieux que des pistes de brousse. Nous remercions le ciel pour la robustesse et la suspension solide de la Toyota.
De fait, nous remarquons à peine la différence quand nous quittons la "route" pour une piste transversale qui va nous amener au Djoudj. La distance n'est que d'une soixantaine de kilomètres, mais le gérant de l'hôtel qui nous avait prévenus de prévoir au moins deux heures de trajet était même en-deçà de la réalité. Heureusement, les paysages de savane parsemés de jolis (quoique sans doute très inconfortables) villages de huttes de paille aux toits coniques, ceinturés de clôtures de vannerie parfois artistement travaillées, font gentiment passer le temps.
À l'entrée du Parc, une agréable surprise: l'hôtel de brousse dirigé d'une main de fer par un Libanais est non seulement joli (deux rangs de chambres portant des noms d'oiseaux, encerclant une belle piscine claire ombragée de cocotiers), mais confortable, et l'accueil est plein de gentillesse.
Après un plongeon rafraîchissant et un repas simple mais correct, nous franchissons la barrière du Parc en compagnie d'un ornithologue sénégalais aussi jovial que compétent qui nous servira de guide. En deux heures de voiture sur des pistes cahoteuses, nous pouvons admirer quelques dizaines d'espèces d'oiseaux migrateurs, la plupart en provenance d'Europe: pélicans blancs et gris, canards et poules d'eau, trois types de cormorans, des avocettes et autres petits oiseaux de grève, des aigrettes grandes et petites, des hérons gris, cendrés et roux, des buzzards des marais, des aigles et éperviers pêcheurs... Un délice pour les yeux.
Ce matin tôt, je suis parti seul avec Habib pour une seconde tournée du parc, en pirogue à moteur cette fois; Azur n'a pas pu s'arracher du lit et a continué de faire la grasse matinée. Tant pis pour elle, en plus des oiseaux j'ai eu droit à un troupeau de phacochères (cochons sauvages, cousins du sanglier), une tortue et même un crocodile -- tout petit, avouons-le.
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