14 avril 2014

Aux confins de l'Arabie

Faire escale à Oman, c'est effleurer un monde particulier, quasi lunaire, où les réalités quotidiennes n'ont que bien peu en commun avec les nôtres. Celui de la Péninsule arabique dont il constitue la rive méridionale, au-delà de l'immense et quasi infranchissable «Quartier vide» désertique qu'il partage avec ses voisins saoudiens et yéménites.
Le quai de béton sans trace de vie où nous accostons à Salalah, deuxième ville et premier port du pays, est d'une blancheur aveuglante sous un soleil matinal déjà brûlant et éclatant, et parcouru de tourbillons de poussière à mi-chemin entre tornade saharienne et poudrerie hivernale québécoise. Arrivent peu à peu, pour saisir et fixer nos amarres, des ouvriers en combinaisons orange d'une seule pièce qui ont des airs de scaphandres spatiaux, d'autant que plusieurs d'entre eux ont le visage voilé d'un foulard sombre et les yeux couverts de lunettes noires.
Une caravane bigarrée d'autocars hauts sur pattes surgit pour nous attendre à quelques pas de l'échelle de coupée, avec un guide en burnous clair et bonnet cylindrique plat à l'attention devant chaque véhicule. Le nôtre, qui doit avoir la cinquantaine, se présente: Rachid, ancien travailleur du désert recyclé dans le tourisme, heureux époux en secondes noces d'une quadragénaire Russe convertie à l'Islam... et rencontrée sur l'Internet!
Nous traversons rapidement la périphérie de la ville portuaire plate et blanche pour suivre une autoroute peu fréquentée qui serpente entre des collines brûlées en route vers, apparemment, nulle part. Ici et là quelques bâtiments isolés puis, immanquablement, l'exclamation jaillit un peu partout dans le car: «Regardez! Des chameaux!» tandis que s'arment les appareils-photo. Rachid se met à rire: «Ne vous en faites pas, si vous ratez ceux-là, vous en verrez bien d'autres.»
La route se termine effectivement nulle part: sur un rond-point devant le promontoire ocre qui barre le bout d'une interminable et large plage de sable doré où viennent mourir de longues vagues d'un bleu-vert photogénique aux crêtes immaculées. À notre droite, des dizaines de petits pavillons de tissu plastique luisant, visiblement inoccupés. À gauche, sur la rive même, un café aux airs de blockhaus dont la vaste terrasse n'abrite que quatre ou cinq clients. Sur semaine, explique le guide, il n'y a généralement personne ici, sauf en juillet et août, quand les Arabes des pays voisins viennent y chercher un relatif refuge contre les chaleurs infernales (50 degrés, parfois plus) de l'intérieur.
La plupart de nos compagnons de voyage grimpent la rampe qui ceinture la falaise jusqu'à des «trous de souffleur» dont la marée montante fait jaillir des panaches d'écume. Quelques-uns d'entre nous, qui avons vu ce spectacle ailleurs (aux Antilles, à Hawaii, en Australie...), nous contentons d'un thé à la menthe à la terrasse.
Après l'inévitable pause-photo, nous repartons en serpentant dans les creux des collines, qui deviennent bientôt des monts escarpés et dénudés, entre lesquels s'enfoncent des ravins souvent désertiques sous un ciel d'un bleu implacable. Pour plusieurs, c'est le premier contact avec la dure et prenante majesté du désert. Pour moi, c'est une heureuse replongée dans les souvenirs de la route des oasis marocaines et du Grand Sud algérien de Tamanrasset.
Au bout de trois-quarts d'heure de montée, nous arrivons à notre seconde étape: la montagne de plus de 800 mètres que couronne le Tombeau de Job, millénaire pélerinage fréquenté aussi bien par les Juifs (sauf les Israéliens, interdits d'entrée en Oman) et les Chrétiens que par les Musulmans. Derrière une sobre petite mosquée, le site est d'une belle simplicité. Un édicule cubique couvert de tuiles bleutées mais sans ornements, flanqué d'une petite cour, protège une dalle enfoncée dans le sol et recouverte d'un tapis vert brodé d'or. À l'entrée s'alignent les douzaines de paires de chaussures des visiteurs.
Dans le jardin de la mosquée et le stationnement attenant, flânent une demi-douzaine de chameaux minces et élégants, qui viennent curieusement mais amicalement renifler les touristes en train de rembarquer.
Tandis que nous redescendons vers Salalah, Rachid nous instruit sur l'étrange sort des chameaux omanis — qui sont en fait des dromadaires. Il en existe trois espèces, les roux les plus communs que nous croisons partout, les «chameaux de course» d'un prix stratosphérique qui sont élevés spécialement à grands frais pour leur vitesse, et les noirs, plus grands et plus endurants mais en voie de disparition, qui étaient les montures traditionnelles des guerriers des tribus du désert.
«Les chameaux, poursuit-il, ne sont pas des animaux sauvages mais appartiennent tous à un propriétaire spécifique, comme les chevaux. Chaque famille en a au moins un, souvent plusieurs. Ce sont des bêtes extraordinaires, d'une résistance et d'une frugalité légendaires, qui ont été pendant des siècles et des siècles un élément essentiel de la vie des Arabes surtout nomades. Ils étaient montures, bêtes de trait, bêtes de charge, guides dans le désert. Leur chair nous nourrit, leur lait nous abreuve et nous réconforte. Même leurs excréments peuvent servir de combustible.
«Le drame, c'est qu'ils ont de moins en moins place dans nos existences modernes, sédentaires, équipées de résidences urbaines, d'automobiles et de camions, alimentées de supermarchés et d'importations. Nous n'avons plus d'espace où les garder... et les jeunes générations ne veulent rien savoir de les élever, de les nourrir, de les brosser et de les entretenir. Si bien que nous sommes obligés de les abattre par milliers...»
Entre-temps, le car est arrivé à notre prochaine destination, le souk à l'encens. Celui-ci, secrété par des arbustes poussant à l'état sauvage dans les collines du voisinage, a longtemps été à l'origine de la légendaire prospérité d'Oman. Il était vendu littéralement à prix d'or pendant des millénaires à des acheteurs d'Égypte, de Mésopotamie, d'Israël (la Reine de Saba chérie par Salomon était prétendûment de la région), puis d'Inde, de Chine, de Grèce, de Rome et de Byzance. À la fois parfum, cosmétique et médicament, il jouait un rôle important dans les cérémonies de maintes religions — dont l'Église catholique de notre enfance.
Maintenant produit dans plusieurs régions du monde et supplanté ici par d'autres industries (gaz naturel, pétrole...), il continue de faire vivre quelques centaines de commerçants installés entre le centre-ville et le port dans un souk modernisé, mais dont la tradition veut qu'il soit toujours à l'endroit même où se déroulait le même négoce il y a trois mille ans!
Pendant que nous revenons à travers la circulation beaucoup plus dense vers notre navire, Rachid complète son topo sur l'Oman d'hier et d'aujourd'hui. C'est un royaume héréditaire relativement paternaliste et prospère, où la présence d'un Parlement élu et d'un système de sécurité assez généreux semble assurer une paix sociale plutôt stable: éducation gratuite jusqu'à l'université, régime de santé universel, retraite à 60 ans pour tous ceux qui ont travaillé au moins quinze ans... mais pas d'assurance-chômage et une justice sévère et expéditive.
Les femmes ont plus de droits que dans la plupart des pays voisins (notamment ceux de conduire une voiture et de sortir seules), mais les traditions et les règles religieuses maintiennent dans les structures familiales et sociales un tribalisme anachronique et patriarcal. Les familles étendues partagent un même toit (ce dont témoigne la taille considérable des habitations, même chez les gens modestes), les fils adultes étant pratiquement forcés de demeurer chez leurs parents même une fois mariés et pères à leur tour, tandis que les filles, à leur mariage, échangent leur famille pour celle de leur mari.
C'est presque avec soulagement que nous quittons cet univers particulier et assez rigide pour le confort et le laisser-aller américains du Seabourn Sojourn. Nous y passerons les cinq prochains jours en haute mer jusqu'au fond de la Mer Rouge et du Golfe d'Aqaba, où nous comptons bien revoir les antiques merveilles de Petra.


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