23 avril 2014

Souvenirs quasi somaliens

Les cinq jours en mer se sont déroulés sans incidents, en bonne partie par calme plat. Nous avons longé le sud de la Péninsule arabique, contourné la pointe d'Aden puis remonté la Mer rouge le long de l'Égypte puis de la Jordanie. Nous étions accompagnés par quatre gardes armés à bord, convoyés une partie de la route par des vaisseaux de guerre et surveillés du haut du ciel par un ou deux hélicoptères de combat. Nous ne souhaitions certainement pas de mauvaises rencontres, mais après ce qui nous était arrivé la dernière fois que nous étions passés dans les parages, la question devait se poser.
Pour ceux qui ne nous suivaient pas à l'époque, j'entr'ouvre la page des souvenirs. C'était à l'aube du 5 novembre 2005. Nous dormions encore sur le Seabourn Spirit, qui naviguait au large du Yémen, en route vers Mombasa, Kenya. Soudain, à 5h45, le système de PA du bateau claironne un message en anglais qu'Azur, première éveillée, ne comprend évidemment pas. Elle me pousse du coude, se lève et tire les rideaux de notre hublot panoramique: «Leclerc, viens voir, il y a un drôle de petit bateau qui nous suit de près!»
Drôle, en effet. À pas plus de 200 mètres de notre flanc, c'est un canot de 7-8 mètres poussé par un puissant hors-bord et transportant cinq hommes en jeans, plusieurs le torse nu, le visage à découvert. Un qui pilote, un qui communique avec un talkie-walkie, un qui tient une kalashnikov sur sa hanche, un qui dresse une perche au bout de laquelle est attaché un grappin, et un dernier qui pointe sur nous ce qui ressemble fort à un lance-grenade chargé.
Je me dépêche de prendre une photo (ratée!) puis suggère: «Je pense qu'on ferait mieux de fermer les rideaux...», quelques secondes avant que nous entendions un «boom!» puissant et sentions la coque du navire vibrer juste au-dessus de nous. Une grenade, sans doute.
Le haut-parleur de bord s'active de nouveau: «Ici votre capitaine, nous sommes serrés de près par trois embarcations inconnues qui semblent avoir des intentions hostiles. Tous les passagers doivent se préparer à quitter leurs cabines, les membres d'équipage doivent suivre les consignes de sécurité d'urgence.»
En moins d'une dizaine de minutes, les quelque 180 passagers à moitié endormis sont convoyés vers la grande salle à dîner du 3e et invités à s'asseoir sur le sol, loin des fenêtres, tandis qu'à l'extérieur on entend des crépitements intermittents de mitraille. Des membres d'équipage, courbés en deux, distribuent du thé et du café et s'efforcent de calmer les rares crises de panique qui se manifestent.
Toutes les dix minutes environ, le capitaine Sven Erik Pedersen, un quinquagénaire norvégien barbu et flegmatique) reprend le micro pour nous informer calmement et précisément du déroulement des événements, contribuant fortement à réduire la tension et à prévenir toute hystérie. Nous apprendrons plus tard qu'il a vécu tout l'épisode nu-pieds, en pyjamas, et que pendant qu'il parlait, la passerelle où il se trouvait était la cible de tirs nourris — heureusement mal ajustés — de fusils-mitrailleurs.
Comme il n'y a aucune arme à bord, les officiers se servent des lances d'incendie et de l'assourdissante corne de brume pour décourager les pirates de nous aborder, tandis que le capitaine fait zigzaguer le paquebot en piquant droit au large, créant une forte houle qui déstabilise les petites embarcations. Son calcul, astucieux, est que les hors-bord sont plus rapides que nous, mais n'ont qu'une réserve limitée de carburant. Quant à leur base d'opérations, un vieux cargo, il est nettement plus lent. Donc, s'il peut les tenir à l'écart tout en s'éloignant de la côte, ils devront bien finir par lâcher prise sous peine de tomber en panne sèche.
C'est ce qui se produit après un peu plus d'une heure, les assaillants rebroussent chemin et nous pouvons remonter à nos cabines tandis que le Spirit poursuit sa route non plus vers Mombasa (où nous n'irons jamais), mais vers les Seychelles où nous passerons une semaine de farniente éhonté à attendre que le navire soit réparé.
Il y avait dans la coque trois ou quatre trous de la grosseur d'un poing, dont un dans le mur d'une cabine (heureusement inoccupée) au-dessus de la nôtre, et l'Observation Bar vitré du dernier étage était totalement saccagé par des salves de mitraillette — les tireurs l'avaient sans doute pris pour le poste de pilotage, situé juste au-dessous...
La nouvelle a fait la «une» de tous les journaux et télévisions du monde: c'était la première fois dans l'ère moderne que des pirates tentaient de prendre à l'abordage un navire de passagers. Dès le lendemain, nous étions inondés d'appels et de courriels de parents et de copains, tous voulant savoir comment nous étions, et bon nombre nous suppliant de rentrer illico au bercail. Mais il n'en était pas question, les fatalistes que nous sommes n'ayant pas été plus affectés que ça par l'aventure — et la suite voisine de celle jadis occupée par son idole Ava Gardner attendait Azur pour une semaine de luxe et volupté au justement célèbre Raffles Hotel de Singapour à la fin de la croisière. Y'a pas un pirate, somalien ou autre, qui allait l'empêcher de vivre ça!

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