11 avril 2014

Les Mystères de l'Inde...

Si Hong-Kong et Ho Chi Minh Ville nous ont impressionnés, comment qualifier le choc qu'a été une seule journée d'immersion dans le gigantesque maelstrom humain qu'est Mumbaï-Bombay? 
À la fois Paradis, Purgatoire et Enfer dantesques et artificiels, entassant ses 22 millions d'habitants sur une presqu'île tout en longueur, plus petite que Montréal et formée d'un semis d'anciennes îles si bien accolées que personne ne semble plus savoir où étaient leurs limites. Presque entièrement construite par les Anglais en partie pour eux-mêmes, mais principalement pour une population «indigène» importée autant du lointain Iran que des royaumes indiens limitrophes et de la Chine voisine-ennemie, dans un style qui mélange inextricablement (et avec une improbable harmonie) Occident et Orient.
À côté de luxuriants Jardins suspendus d'où l'oeil se perd sur un océan d'immeubles ultramodernes se dressent dans un isolement sacré les cinq «Tours du Silence» où, aujourd'hui encore, les Parsis zoroastriens déposent leurs morts pour que viennent les dévorer les dizaines de bruns vautours qui tournoient sans arrêt au-dessus des riches résidences du quartier riverain.
Ailleurs, au bout d'une ruelle si étroite que n'y passent que vélos et mobylettes, on est transporté de quelques siècles et de trois continents vers des pâtés de maisonnettes vivement colorées aux pignons ornés et aux escaliers extérieurs fantaisistes, tout droit sorties d'un bourg portugais du temps de Vasco de Gama ou de Camoëns. Au-dessus de leurs toits jaillissent sans discontinuité des bouquets de gratte-ciels étincelants.
Toute la journée, notre guide Dilshad, délicieuse et diserte musulmane en sari jaune et orange, nous a promenés d'un tel paradoxe à l'autre comme si tout ça était parfaitement naturel et obéissait à une logique interne ésotérique dont seuls les habitants de la mégapole indienne peuvent avoir la clef.
Devant le port se dresse la très rococo Porte de l'Inde, par où passaient jadis tous les voyageurs débarquant des voiliers puis des paquebots venus de tous les horizons. Juste en face, l'entrée de l'immense, élégant et luxueux Hôtel Taj Mahal est assiégée par un cortège de Rolls, Mercédès et autres Jaguars aux vitres desquelles toquent sans arrêt de petites mendiantes aux yeux noirs immenses, avec chacune un poupon d'un an ou deux solidement arrimé à l'épaule. 
Ce fut il y a quelques années le théâtre d'une spectaculaire et prolongée prise d'otages... au cours de laquelle, nous raconte Dilshad, les habitués du quartier continuaient leurs petits traffics sous les murs mêmes de l'hôtel quand ils n'entraient pas casser la croûte dans un des restaurants renommés, pendant que le reste du monde retenait son souffle devant les images dramatiques des manoeuvres de troupes d'élite pour libérer les touristes otages et neutraliser les terroristes qui les détenaient quelques étages au-dessus de leurs têtes!
Trois kilomètres plus loin, du haut d'un pont routier encombré, nos regards plongent sur l'impossible étendue d'un lavoir en plein air. Ici, tout le quartier vient jour après jour porter ses vêtements aux quelque 5000 lavandières qui se partagent les 1700 vasques de pierre — sans électricité — où, comme le faisaient il y a plus de cent ans les ancêtres qui leur ont légué ce métier et ce «privilège» héréditaires entre tous, elles battent sur la roche plate draps et chemises avant de les étendre par-dessus leurs têtes pour sécher au soleil et au vent.
Je pourrais continuer à l'infini, sautant du Palais de Justice dont les arcades néo-gothiques semblent danser dans un jardin tropical et des temples financiers bardés de marbre et de bronze aux marchés complètement anarchiques qui empiètent sur des rues déjà engorgées, au-dessus desquelles penchent dangereusement de hautes maisons de bois délabrées qui semblent ne tenir que par le miracle de périlleux échaufadages de perches de bambou attachées les une aux autres par des bouts de corde. En passant par la blanche majesté du mausolée de Hadji Ali, saint musulman dont le temple (fréquenté par les croyants de toutes les religions, précise Dilshad) n'est accessible qu'à marée basse car il est construit au large d'une rive entièrement occupée par des centaines de commerces hyper-achalandés par l'afflux des pélerins.
Le seul dénominateur commun de toutes ces invraisemblances est la vitalité irrépressible qu'on sent partout et chez tous. «Vous voyez ce vieux qui traîne dans la cohue automobile une charrette à bras chargée de sacs de riz et de légumes? demande Dilshad. Je le connais, il vient tous les jours faire ses livraisons des limites de la banlieue, à vingt kilomètres d'ici. Mais avant de le plaindre, il faut savoir qu'un de ses fils a déjà une camionnette vieille mais fonctionnelle, achetée avec l'argent de cette activité. Et je ne serais pas surprise que bientôt son petit-fils soit propriétaire d'une flotte de camions réfrigérés...»
Pour nous permettre de souffler un peu à mi-journée sans nous sortir du bain de magie de Mumbaï, elle nous avait emmenés luncher chez Trishna, qu'elle nous a décrit (sans vraiment exagérer) comme le meilleur restaurant de fruits de mer de la ville. Je soupçonne qu'elle avait préparé son coup: malgré l'afflux de gourmands qui se présentaient en même temps que nous à la porte de la salle élégante et plutôt intime dans une étroite rue proche du centre financier, nous nous sommes trouvés sans attendre assis à une table confortable, non loin des fourneaux. 
Je ne vais pas m'étendre (encore une fois? diront certains lecteurs de ma famille) sur les charmes et les surprises de la cuisine mangaloréenne pratiquée ici, mais de la soupe épaisse de fruits de mer en passant par des poissons au tandoori et deux variétés de crabe désossé (moyennement et plus épicé) enroulées dans du pain mince ou des galettes de riz vaporeuses, jusqu'à la glace au lait aux multiples parfums, tout était délicieux... et abondant. Comme la plupart des autres convives, Dilshad ne s'est pas gênée pour faire empiler nos savoureux restes dans l'équivalent local d'un «doggy bag» à l'intention de sa — nombreuse — famille.
Quand elle nous a enfin déposés à la gare maritime juste avant le coucher du soleil, nous étions épuisés mais ravis des images multiples et contradictoires qui nous tournaient dans la tête.
Cochin, notre première escale indienne trois jours plus tôt, c'était une tout autre histoire. Nous y étions passés il y a bientôt dix ans, alors que ce n'était qu'une petite ville somnolente apparemment entièrement concentrée sur les profits à tirer des paquebots de croisière. Ceux-ci venaient nombreux s'y amarrer, pour une raison qui nous paraissait inconnue et inconnaissable... à moins que ce ne fût pour offrir à leurs passagers un échantillon de ce qu'on a méchamment mais justement appelé le «tourisme de la misère». 
Je me souviens en particulier d'une visite au marché, où à travers une nuée de gamins aux mains tendues, nous avions été littéralement pourchassés pendant un solide quart d'heure par un pêcheur en guenilles qui tentait piteusement de nous fourguer à prix minime un gigantesque thon (au moins vingt livres) qu'il portait sur l'épaule. Et Marie-José avait été plus choquée encore par la vue d'une septuagénaire (au moins) en joli sari mauve qui balayait la rue poussiéreuse tandis que sa petite-fille (probablement) rançonnait les voyageurs émus par le tableau.
Autant dire que nous n'avions pas très envie d'y redébarquer. C'est donc du haut des ponts-promenades du Sojourn que nous avons pu constater que, si le centre «historique» avec ses deux ou trois monuments de l'ère portugaise n'avait pas changé, les alentours présentaient tous les signes du développement touristique à tout va. Routes et jetées en construction, hôtels-resorts tentaculaires, condos vacanciers poussant en hauteur comme des champignons sans souci du paysage... Raison de plus pour ne pas y remettre le nez.
Goa, deux jours plus tard par contre, nous a fait une tout autre impression. Mais c'est probablement parce que nous l'avons abordé et vu d'un autre oeil. Le Sojourn a accosté assez loin de la ville principale de Panjim (ou Panaji, selon la langue locale adoptée) qui est la troisième capitale successive de ce petit État de moins d'un million et demi d'habitants, autrefois le coeur de l'empire portugais des Indes orientales.
Au lieu de nous rendre en ville, ou dans une des nombreuses stations balnéaires qui envahissent graduellement les magnifiques plages de la côte, nous avons choisi de ne visiter que le site du Vieux Goa, la principale ville de l'ère portugaise qui avait succédé à Goa Velha, la forteresse précédément tenue par les occupants arabes du 15e siècle.
Un taxi assez petit mais confortable, dont le jeune chauffeur affichait son catholicisme par un chapelet bleu clair accroché au rétroviseur, nous a donc pris à la sortie du port de Vasco de Gama. Il nous a menés, d'abord sur une grand-route large et pavée puis sur d'étroits chemins poussiéreux, à travers un intérieur des terres sans la moindre prétention touristique. 
Après le premier choc d'une évidente pauvreté et d'équipements rudimentaires, nous nous sommes laissés charmer par une nature assez extraordinaire, luxuriante au-dessus de nos têtes (cocotiers, palmiers, arbres à pain, manguiers, figuiers...) et toute de terre rouge dénudée à nos pieds. Dans laquelle s'enchâssaient une multitude d'habitations pauvres ou riches, dont la caractéristique commune était d'être clairement habitées par des familles étendues. En effet, presque toutes comportaient un corps principal, souvent sur deux étages, sur les flancs ou autour duquel se greffaient deux, trois et jusqu'à une demi-douzaine de petits bâtiments annexes, parfois encore en cours de construction.
Après trois-quarts d'heure de ce qui aura été notre seul passage — insuffisant, mais fascinant tout de même — dans l'Inde rurale, nous avons débouché sur l'emplacement d'«Old Goa», un site du Patrimoine mondial de l'UNESCO qui le mérite amplement. À cause de la chaleur intense et par manque de temps, nous n'avons visité réellement que la superbe basilique rouge et brune du Bom Jesus avec ses spectaculaires plafonds de bois et son majestueux autel de bois doré. Pour le reste, nous nous sommes contentés d'admirer de l'extérieur la blanche cathédrale à la tour écroulée et son évêché et le couvent de Sao Cajetan, avec son église rappelant Saint-Pierre de Rome.
Mais le plus remarquable dans le Vieux Goa n'est pas ce qui s'y trouve, mais ce qui n'y est pas. À voir ces quelques ruines, magnifiques il est vrai, se dressant au milieu de terrains vagues bordés de loin par une petite bourgade consistant pour une bonne part en boutiques de souvenirs et bondieuseries, il est impossible d'admettre qu'on se trouve au centre de ce qui a été une des grandes cités coloniales du 16e au 18e siècles, rivalisant avec Lisbonne même et surpassant Rio de Janeiro!
Et le plus étonnant, c'est que Goa a pratiquement disparu sans jamais avoir été victime d'un séisme, incendie ou autre cataclysme. Elle a été, tout simplement, abandonnée graduellement et volontairement entre 1750 et 1850 par son presque quart de million d'habitants, écoeurés d'être décimés par les malarias, syphilis et autres choléras dus surtout à un environnement insalubre et à des habitudes sanitaires douteuses!
Voilà pour l'Inde, dont nous sommes bien conscients d'avoir à peine effleuré l'infinie et riche complexité. Nous sommes seulement un peu frustrés d'avoir raté le Taj Mahal. Mais l'excursion qui s'y rendait demandait trois jours, quatre vols en avion, deux changements d'hôtels et de multiples trajets en autocar à des heures impossibles. Il fallait de plus faire l'impasse sur Goa et nous contenter d'une demi-journée à Mumbaï. Après avoir longuement hésité, nous y avons renoncé.
La seule autre nouvelle digne de mention est que l'Inde représentait la dernière escale majeure de notre quasi-tour du monde. Cela fait qu'encore une fois, nous avons perdu près de la moitié de nos compagnons de route, qui ont été remplacés par un nombre comparable de nouveaux-venus. Dans notre petit «quartier» du cinquième pont avant, le changement n'est pas énorme, puisque près de la moitié de nos voisins font comme nous le trajet au complet, et que deux autres couples, montés à bord en Australie et à Hong-Kong, vont également jusqu'à Venise, où nous débarquerons tous dans trois semaines...

1 commentaire:

Fibo a dit...

Merci de ces tranches de vie.

Et si j'ai bien compris, vous voilà donc avec un bon prétexte pour un autre voyage, centré celui-là sur le Taj-Mahal!