05 avril 2014

Piano, piano, Colombo

Les mondanités et la célébration de nos cinquante ans de vie ensemble se sont poursuivies (et terminées?) hier soir par un dîner assez romantique au Restaurant chic du quatrième. Depuis plusieurs jours, j'avais comploté avec le maître d' français Barthélémy pour qu'il nous concocte un menu autour d'un plat que Marie-José adore, le foie de veau rosé au vinaigre de framboises. Curieusement, aucune des tables du bord ne sert jamais d'abats. Ni tripoux ni andouillette ni boudin noir bien sûr, mais pas même un rognon-moutarde ou un foie poêlé (avec du bacon, à la limite).
J'ai eu enfin gain de cause hier, et comme le style vestimentaire du jour était «elegant casual», nous nous sommes quelque peu déguisés: pantalon de velours noir et chemisier vaporeux à paillettes (acquis à Honolulu) d'une part, complet tropical écru (taillé sur mesures lors du passage à Hong-Kong) et chemise sport crêpée noire (achetée le jour même au Sri Lanka) de l'autre. Ça faisait contraste avec le négligé «fifties» de la veille.
Nous avons d'abord souligné au kir royal avec un peu de nostalgie, du haut de l'Observation Bar du 10e, le départ de Colombo dans un coucher de soleil rouge sang et gris fer. En nous offrant ses félicitations, le vieux Tom a blagué que «de toute façon, c'est le deuxième cinquantenaire qui est le meilleur!». On verra bien. Puis nous sommes descendus au Club du 5e pour un intermède musical du sympathique duo MoJo. Azur a eu droit à «la Mer» de Trenet en demande spéciale... en anglais, of course! De là au restaurant, où le pianiste Dimitri devait venir nous rejoindre — il ne s'est jamais montré, ce qui ne nous a pas chagrinés outre mesure dans les circonstances.
Après un consommé de queue de boeuf et une microscopique mais délicieuse poitrine de caille sautée au vin liquoreux, est venu le plat principal, arrosé d'un assez subtil sangiovese toscan. Le chef avait ajouté quelques framboises fraîches à la sauce au vinaigre, et accompagné le foie un rien trop cuit d'un gratin dauphinois et de haricots verts on ne peut plus classiques. Bon résultat, mais pas le meilleur en toute honnêteté: le foie de veau épais poêlé sur purée à l'ail à la Parisienne de Vagenende, boul. Saint-Germain près de l'Odéon, demeure dans une classe à part.
La veille au soir, j'étais allé seul voir un des bons concerts du voyage, celui de la pianiste vietnamienne Van Anh. Elle jouait d'abord en solo la Grande polonaise et un des nocturnes moins connus de Chopin, puis du Tchaikovsky et du Rachmaninoff. Ensuite, avec le concours du mini-orchestre de bord, quelques pièces plus récentes, dont une de ses compositions et une variation de je ne sais qui sur, assez bizarrement, «Sous le ciel de Paris». Cette jeune femme a une belle sensibilité et surtout des mains incroyables, longues et puissantes dans leur élégante souplesse. Un écran géant à côté de la scène les montrait constamment en gros plan, fascinant.
Le concert terminé, j'ai retrouvé par hasard Van Anh, simple, vive et amusante, se détendant avec le groupe des musiciens au bar du 5e, que nous avons fermé vers les une heure et quelque du matin. Après avoir causé de tout et de rien, de son Saïgon ancestral qu'elle chérit (même si elle est née et a grandi en Australie), de Venise qu'elle adore, de ses projets d'un mini-orchestre de chambre et, bien sûr, de la musique sous toutes ses coutures. Une excellente fin de soirée.
Cela ne m'a pas empêché hier matin de me lever assez tôt pour voir l'arrivée à Colombo, Sri Lanka, une ville dont j'avais toujours rêvé — et qui ne m'a pas déçu.
Nous avons pris un bus d'excursion qui nous a promenés pendant plus de deux heures dans divers coins d'une métropole de taille moyenne (3/4 de million d'habitants, 2,3 millions avec la périphérie) mais animée et chaleureuse. Avant d'aborder les beaux quartiers historiques et gouvernementaux, le guide Dilib a eu la bonne idée de nous faire faire le tour du voisinage du port, populaire et grouillant, puis de l'immense marché en plein air aux odeurs, couleurs et bruits variés et puissants.
Le contraste avec le bord de mer aux vertes pelouses et les grandes avenues monumentales tracées par les colonisateurs anglais n'en a été que plus frappant. La longue guerre civile avec la minorité tamile n'a laissé que peu de traces physiques; la dernière, un haut mur qui entourait la plus grande partie du magnifique parc central, a été abattue récemment, un symbole de la paix et de la liberté de mouvement retrouvées que, d'après notre guide, même les Tamouls très nombreux dans la ville ont accueilli avec soulagement.
Le régime socialiste assez bienveillant mais fortement népotiste (des cliques familiales s'y succèdent au pouvoir sans interruption depuis six décennies) a préservé les temples et stupas traditionnels du bouddhisme dominant aussi bien que les élégants immeubles publics de style colonial victorien laissés par les Britanniques. Il y a ajouté sa bonne part de grands blocs administratifs, parfois inspirés d'un plat soviétisme, mais avec ici et là une note gracieuse fournie par une décoration sculptée de plantes et d'animaux mythiques.
Il s'attache maintenant à récupérer, avec l'aide d'entrepreneurs privés, les vestiges plus rares et plus anciens des occupants portugais et hollandais des 16e au 18e siècles, notamment un bel hôpital à colonnes de brique brune aux toits de tuile rouge qui renaîtra comme galerie de boutiques à la mode.
Il a surtout laissé vivre de beaux et vastes espaces verts qui trouent agréablement un tissu urbain assez dense, aidé en cela par une multitude de plans d'eau, de rivières et de canaux. Un nouveau quartier commercial d'immeubles largement vitrés où percent quelques gratte-ciel d'une hauteur raisonnable ajoute une touche de modernité qui, pour l'instant, est plutôt la bienvenue.
La circulation est assez dense, même s'il y a peu d'automobiles et bien moins de motos que, par exemple, à Bangkok et surtout Ho Chi Minh Ville. Ici, ce sont les camions, les autobus vieillissants et surtout les myriades de taxis tuks-tuks à deux places qui créent l'encombrement. À travers cela, dans une lourde et humide chaleur, foncent allégrement des piétons de tous les âges et des deux sexes en costumes bien colorés. Les femmes y sont aussi nombreuses, et aussi entreprenantes, que les hommes — l'héritage des visionnaires lois sur l'égalité adoptées dès les années cinquante par la première ministre Bandaranaike est encore vivace.
«Aïwa bo'wan», nous remercie en joignant courtoisement les mains en fin de trajet le souriant Dilib. Mais c'est certainement à nous de le remercier. Je ne sais si c'est le tempérament local ou sa personnalité propre, mais le mélange d'érudition teintée d'humour parfois critique, de disponibilité (il parcourait régulièrement l'allée centrale du bus pour répondre aux questions individuelles) et, plus rare encore, de discrétion (il avait le merveilleux talent de se taire quand il n'avait rien à dire) en fait un des tout meilleurs guides rencontrés — et trop souvent subis — au long de la croisière.
«Aïwa bo'wan, Dilib.»
Petit p.s. martiniquais: «Colombo» est aussi le nom d'un plat antillais traditionnel, un cari assez épicé (de porc, de mouton ou de cabrit — chevreau) dans lequel intervient délicieusement la mangue verte. Devinez d'où vient le nom? Assez improbablement d'ici même, amené par les «koulies», les travailleurs cinghalais et tamouls importés par les planteurs martiniquais pour remplacer dans les champs de canne les noirs libérés de l'esclavage après 1848.

Aucun commentaire: