26 avril 2014

Détour à Jérusalem

Pâques sur le Canal de Suez a été marqué par un repas qui est devenu une tradition à bord: le Galley Market, un luxueux buffet «de restes» proposant en principe tout ce que contient le garde-manger du navire à la veille de l'arrivée dans un point majeur de ravitaillement. Les entrées froides, amuse-gueule et desserts sont étalés à profusion sur de longues tables à travers la grande salle du restaurant principal, alors que tous les plats chauds sont offerts directement dans les cuisines derrière, où les passagers sont libres de circuler, assiette en main, se servant à même les casseroles, poêlons et marmites. L'atmosphère est festive et les choix beaucoup plus variés que sur les menus habituels. 
Ce dimanche-ci, par exemple, nous avons eu droit à des mezze de pois chiches, d'aubergines et d'herbes hachées en même temps qu'à une mousse de foie truffé, à un bon jabugo espagnol accompagné de cantaloupe juteuse et à un joli plateau de fruits de mer — moules, pinces de crabe, queues de langouste, petites coques, tronçons de pieuvre — suivis entre autres d'un porcelet rôti à la broche avec gratin dauphinois ou choucroute et surtout de délicieux crabes sans carapace en tempura avec nouilles transparentes ou grosses frites belges. Sans compter une trentaine au moins de desserts de toutes sortes et, ô merveille, un livarot bien mûr, coulant et puant à souhait («Ça sentait trop fort, on n'a pas osé le proposer au menu», avoue le chef) dont je me suis délecté en me fichant bien des regards torves aux tables voisines.
De quoi nous faire patienter à travers Port Saïd et l'extrémité orientale de la Méditerranée, en attendant l'arrivée à Ashdod mardi matin. De là, des cars bondés ont transporté la quasi-totalité des voyageurs vers Jérusalem. 
On a beau être prévenu par les photos et la littérature, la vue de la campagne israélienne verdoyante est un choc après les passages désertiques en Péninsule arabique et en Jordanie et le long des rives égyptiennes généralement dénudées. En même temps, on ne peut s'empêcher de remarquer le caractère superficiel de toute cette verdure. Les champs sont trop exactement carrés, les bosquets sont plantés selon un schème trop bien calculé, l'irrigation est omniprésente, la roche et le sable affleurent à la moindre occasion. On a l'impression qu'il suffirait d'un accident humain ou d'une modeste catastrophe naturelle pour mettre à mal cette savante écologie et permettre au désert de reprendre ses droits.
Ce sentiment est encore plus marqué quand on se trouve soudain devant le site spectaculaire de Jérusalem, dont les murailles patinées et les blocs de maisons et d'immeubles de pierre dorée caressés de soleil et encadrés d'arbres verts semblent prendre d'assaut un troupeau compact de collines plus ou moins escarpées, clairement issues d'un sol nu et aride. Et malgré ses prétentions sécuritaires, la laide cloison de béton surmontée de barbelés qui serpente capricieusement à travers le paysage pour diviser les secteurs juifs et arabes ne fait rien pour rassurer.
C'est mon voisin californien Alex qui a trouvé la meilleure formule pour ramasser ce que je ressens: «Jérusalem, et Israël en général, c'est un monument tragique à ce que la passion religieuse peut faire de plus extraordinaire... et de plus atroce.» D'un côté les sols pierreux transformés par un effort défiant la raison en jardins, forêts, vergers et pimpants villages fleuris; de l'autre la palpable paranoïa nourrie de haine et de méfiance sectaire qui, au hasard d'un changement de quartier et d'alphabet, d'un détail de costume ou de comportement, pourrit soudain l'atmosphère qui, un moment plus tôt, semblait paisible.
Ce porte-à-faux schizophrène, nous en sommes directement victimes aujourd'hui même: pendant que le rutilant car de tourisme nous balade à travers les splendeurs historiques ou modernes de la métropole des trois grandes religions monothéistes, notre chère amie Janine Euvrard, juive mais vigoureusement pro-palestinienne, vit une toute autre réalité de l'autre côté du «Mur de la Honte» chez sa copine Carole à Ramallah, pourtant distante de quelques kilomètres à peine. Et ni elle, arrivée directement de France en Palestine, ni nous, entrés par un port israélien, ne pourrons traverser la frontière (pourtant officieuse) pour nous retrouver! Il nous faudra attendre Paris dans un mois ou deux...
L'Israélienne grisonnante qui est notre guide fait un peu maîtresse d'école en nous récitant des chapelets de faits instructifs et positifs mais plutôt secs. Cependant, ici et là, son discours laisse percer une angoisse d'une tout autre nature. «Notre prospérité, dit-elle à un moment, est belle à voir, mais artificielle et fragile. Elle vient en bonne partie de l'étranger et n'est réelle que pour une partie de la population; le reste, surtout les jeunes, ont de la difficulté à vivre et sont bien conscients que ça ne pourra pas continuer éternellement comme ceci, toujours en bordure d'un précipice.» Et un peu plus tard, comme une voyageuse l'interroge sur les fameuses «colonies» implantées de force dans des zones qui devraient être palestiniennes: «C'est évident pour la majorité de la population qu'il faudra bien en venir à un accommodement vivable à long terme avec nos voisins arabes, que ce soit par deux États séparés ou autrement (mais comment?). Et que pour y arriver, il devra y avoir des concessions, donc ne pas créer des barrières et des obstacles irréversibles. En même temps, les gouvernants que cette même population persiste à réélire semblent vouloir tout faire pour figer la situation et empêcher le moindre rapprochement. Et je pense que ça doit être pareil dans l'autre camp...»
Un constat troublant, qui ne peut pourtant effacer l'admiration qu'on est contraint de ressentir devant le spectacle d'un pays qui ne cesse de se construire à la force du poignet. Paradoxalement, les chantiers et travaux qu'on voit partout, les grouillements de grues, de bulldozers, de camions chargés de matériaux, au lieu de l'enlaidir, confèrent au décor une vigueur opiniâtre qui est d'une étrange mais véritable beauté.
Somme toute, même bien trop court — nous ferons demain l'impasse sur Haïfa, trop épuisés par la longue tournée d'aujourd'hui—, ce passage imprévu en Israël «valait le détour».


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