25 avril 2014

Revivre Petra

«Revenir d'exil comporte des risques Comme remettre une aiguille dans un vieux disque», chantait Richard Desjardins... et c'est exactement l'état d'esprit dans lequel nous étions à la veille d'un retour très attendu, et un peu craint, à Petra. 
Tout avait pourtant bien commencé à l'entrée de la Mer Rouge. Nous avons doublé la pointe d'Aden et traversé le détroit de Bab El Mandeb juste au coucher d'un soleil splendidement rouge à l'ouest sur une mer toute calme. Et comme je me tournais pour redescendre du pont du 10e à notre cabine, j'ai aperçu à l'Orient juste en face, sur la côte tout juste perceptible du Yémen, un spectacle encore plus glorieux: un lever de la pleine lune immense, parfaitement ronde et orangée qui se détachait tout doucement des collines violettes au-dessus de dunes jaunes sombres tachetées de végétation olive. Je n'ai pu m'empêcher de coller aussitôt la photo sur un message Facebook, en même temps que j'en faisais un croquis rapide en vue d'un tableau à venir.
Après deux longues journées à remonter la Mer Rouge au milieu d'un flux ininterrompu de cargos et navires de toutes tailles et de toutes provenances, nous sommes arrivés au port d'Aqaba, seul débouché maritime de la Jordanie, au fond du golfe du même nom. Sitôt débarqués, un car climatisé nous a emmenés pendant deux heures sur la longue et spectaculaire Route du désert, qui serpente dans un grandiose panorama de montagnes déchiquetées rouges et noires, entre lesquelles se glissent des langues de sable caillouteux ocre.
L'ancien village de Wadi Moussa, porte d'entrée vers le site archéologique de Petra, s'est transformé depuis notre premier passage il y a neuf ans en une ville-champignon touristique qui a bien du mal à préserver un peu de son charme somnolent. 
Nous rappelant le long et difficile chemin en pente qui descend au défilé du Sib, nous avons attendu patiemment qu'on nous trouve une carriole plutôt inconfortable, qui nous a brinquebalés au rythme d'un canasson lymphatique jusqu'à l'antique cité troglodyte en cahotant sur des pavés inégaux, entre les murailles tourmentées du long et étroit défilé aux teintes délirantes, du jaune vif au violet en passant par tous les orange et rouges imaginables.
En débouchant sur la place du Khasnah, nous nous sommes trouvés non pas dans l'impressionnant espace lumineux de notre souvenir, mais au milieu d'un véritable bazar où les étals de camelote plus ou moins artisanale se juxtaposaient aux chameaux accroupis et aux troupeaux d'ânes sellés attendant les promeneurs, dans un brouhaha de milliers de touristes bigarrés se prenant les uns les autres en photo dans des poses figées et répétitives.
Azur, découragée (et secouée par la demi-heure en carriole), s'est assise sur un banc voisin, refusant d'aller plus loin. J'ai décidé de poursuivre tout de même, malgré le vacarme et la chaleur, parcourant à pied la dénivellation assez raide au moins jusqu'au théâtre romain et aux tombeaux royaux un kilomètre en contrebas.
En cours de route, s'est produite dans mon esprit une espèce de transmutation, où j'ai soudain perçu touristes et brocanteurs non pas comme des intrus agaçants, mais comme une réincarnation des Nabatéens, les habitants originaux de la cité. Au lieu d'une ruine bien conservée, celle-ci est redevenue pour moi une ville vivante, parcourue et animée par la foule de commerçants et de chalands volubiles qui devaient constituer sa population il y a deux mille ans! Je les voyais entrer et sortir des temples et habitations creusés dans les rochers aux couleurs fantasques, dans une joyeuse bousculade rendue d'autant plus sympathique que je les habillais (sans doute bien à tort) des pittoresques djellabas et burnous rayés dont affublait ses personnages le dessinateur et peintre écossais de l'ère victorienne David Roberts, de qui je venais d'acheter un recueil de gravures dans le souk à l'entrée. 
Une illusion qui m'a tout à coup rendu la visite non plus pénible, mais enchantée, entièrement différente de notre première expérience il y a bientôt dix ans. Même d'occasionnelles rencontres avec d'autres passagers ou membres d'équipage du Sojourn n'ont pas vraiment troublé ce surprenant rêve éveillé, qui s'est poursuivi pendant une bonne heure, notamment tout au long du marchandage d'un poignard damascène au manche incrusté d'os de chameau, jusqu'à ma remontée vers la place du Khasnah (le merveilleux Trésor aux élégantes colonnes et frontispices rose orangé), oú m'attendait patiemment Azur.
En revenant sur Aqaba en autocar après un lunch banal au chic Mövenpick Hotel du village, nous nous sommes arrêtés à un belvédère-cum-boutique de souvenirs où l'on nous a servi champagne et caviar; heureusement, il suffisait de tourner le dos aux étalages pour contempler la stupéfiante plongée dans une vaste vallée désertique et ombreuse qui s'étendait jusqu'à un cirque de montagnes à l'horizon.
Le lendemain, nous avons repris la navigation sur la Mer rouge pour pénétrer enfin dans le Canal de Suez, en route vers la Méditerranée et la dernière étape majeure de notre périple. À notre grand étonnement, nous nous sommes retrouvés charmés, comme si c'était la première fois, par le décor d'interminables dunes scintillantes de soleil, parsemées de petits ports animés, dont nous n'avions pas gardé le souvenir. Ici et là des postes de garde aux sentinelles armées et des amas de ferraille noircie tordue en des formes fantastiques rappelaient que ce Désert du Sinaï avait été, il n'y a pas si longtemps, un immense et sanglant champ de bataille entre Israéliens et Égyptiens. Derrière nous, de minuscules barques de pêche aux flancs criards semblaient s'amuser à danser sur les vagues produites par les sillages entrecroisés des nombreux navires qui montaient et descendaient le canal à la queue leu-leu.
Petite déception... et consolation certaine: contrairement à ce qui était prévu au départ, nous ne ferons pas escale en Égypte, où la situation politique est jugée trop explosive pour notre sécurité, mais effectuerons plutôt un détour vers Israël. Ce qui veut dire des escales à Ashdod (le port de Jérusalem) et Haïfa, que nous ne connaissions pas.

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